Thierry CROUZET
Par Pacco
Par Pacco

Machine évolutive

Les vacances sont souvent pour moi propices à des dérives philosophiques. Après mon papier sur l’évolution, mes idées ont poursuivi leur lancée. J’ai repensé à Popper, à son principe selon lequel une théorie scientifique doit être falsifiable : nous devons être capables d’imaginer une expérience qui la réfuterait.

Mais est-il vraiment impossible de la falsifier ? Personne ne peut remonter dans le temps et reconstituer exactement l’évolution biologique. Comme elle avance pas à pas en marchant sur ses propres traces, elle les efface souvent. Cette absence d’histoire empêchera à jamais d’infirmer ou de confirmer les scénarios que nous imagineront. Ils resteront spéculatifs.

En revanche, les algorithmes génétiques ne laissent planer aucun doute sur la réalité de l’évolution comme technologie. Ils nous démontrent que les mécanismes évolutifs observés dans la nature sont opérants. Dans le monde biologique, nous les observons d’ailleurs à nôtre échelle de temps et à des échelles plus vastes grâce aux fossiles. Si l’évolution est une métaphysique, c’est donc une métaphysique pragmatique (certains diront la même chose de la psychanalyse, puisqu’elle soulage, même si je réfute cette analogie).

En fait, on se moque de savoir si une technologie est universellement opérante. On se moque même de savoir si nous la comprenons et la maîtrisons. D’une certaine manière, c’est même impossible avec la plupart des technologies avancées.

En électronique, nous sommes incapables de tester les circuits à 100 %. Il en va de même avec tous les programmes, bugués par principe. En fait, un programme ne peut pas se tester lui-même. Si on veut tester un programme, il faut un programme pour le tester, et un programme pour tester ce programme et ainsi de suite. Turing a de cette façon montré que l’informatique était un espace à jamais ouvert à l’incertitude. Voilà pourquoi je crois qu’elle est un art, tout comme les mathématiques, idée sans doute étrange pour ceux qui ne sont pas informaticien ou mathématicien.

Si un programme ne peut se tester lui-même, peut-il se faire évoluer lui-même. En d’autres mots, peut-on injecter en entrée d’un algorithme génétique l’algorithme lui-même ? Si c’est possible, l’évolution n’a besoin de personne d’autre qu’elle-même. Une fois qu’elle a commencé, elle ne s’arrête plus, conduisant sans cesse à plus de complexité tant qu’elle dispose des ressources pour se développer. Qui plus est, elle accélère exponentiellement puisqu’elle s’injecte elle-même en entrée de son propre processus.

Intuitivement, j’ai envie de me dire que cette auto-évolution est possible. La vie inventa l’ADN (sans doute il y a 4 milliard d’années), puis la sexualité (sans doute il y a 800 millions d’années), puis les hommes (il y a 250 000 ans), hommes maintenant capables d’inventer des algorithmes génétiques… Chacune des étapes représente une version différente de la technologie évolutive engendrée par la précédente.

Mais l’évolution en elle-même existe-t-elle ? Si c’était le cas, nous devrions être capables de la faire évoluer indépendamment de son objet, la vie par exemple. Est-ce possible ?

Un algorithme génétique dispose de deux modules. Un moteur de mutation et un test de survie des mutations engendrées. Un tel algorithme peut-il être défini dans l’absolu ? Peut-on définir une machine évolutive universelle ?

Il y a bien longtemps que j’ai perdu toute aptitude mathématique pour me lancer dans une telle démonstration. Je suis incapable d’imaginer une telle machine. Si elle existait, l’univers s’emballerait dans une espèce de cancer créatif.

En d’autres mots, je crois qu’il est impossible qu’un algorithme génétique se fasse évoluer lui-même de la même manière qu’un programme est incapable de se tester lui-même. Il doit être possible de montrer que ces deux problèmes sont identiques.

L’évolution en tant que telle n’existe pas, il n’existe que des évolutions particulières. Un algorithme génétique qui fait évoluer des mémoires peut lui-même se faire évoluer par un autre algorithme. Mais il n’existe sans doute pas d’algorithme génétique universel. Car comment concevoir un test de survie universel ? La survie n’est-elle pas toujours relative ?

En écrivant ce texte, en y pensant, en le tournant dans tous les sens, j’ai eu l’impression de frôler quelque chose de fondamental qui n’a cessé de m’échapper. Je publie cette réflexion non pour elle-même mais dans l’espoir qu’elle éveille en vous le trouble qu’elle a provoqué chez moi.

Un algorithme génétique universel serait un premier pas vers Dieu, vers une forme d’omnipotence. L’évolution est plutôt une simple technologie, faite de bric et de broc. Elle n’est ni scientifique, ni métaphysique, elle est tout simplement comme la roue ou l’ordinateur. Elle fonctionne tant bien que mal et prend différentes formes tout en s’attachant à différent objets. C’est une simple conséquence logique du fait que des choses existent et se rencontrent et se mêlent. Nous pouvons favoriser ces unions et les accélérer, c’est tout ce que nous pouvons faire.

L’évolution est ce que nous observons, un processus, et non une chose en soi.

Henri Alberti @ 2007-08-16 11:39:52

Au vacancier philosophe:

"En écrivant ce texte, en y pensant, en le tournant dans tous les sens, j’ai eu l’impression de frôler quelque chose de fondamental qui n’a cessé de m’échapper."

Il me semble que la chose fondamentale que tu as eu "l’impression" de frôler doit se trouver quelque part dans cette phrase. Relis-la très lentement en pensant à la définition la plus précise possible de chaque mot.

"L’évolution est ce que nous observons, un processus, et non une chose en soi."

Thierry Crouzet @ 2007-08-16 12:14:24

Tu m’en demandes trop ;-)

Tu sais bien que je n’ai qu’une vague idée du sens des mots que j’utilise.

Enfant Terrible @ 2007-08-16 12:59:55

L’évolution est une dimension biologique, tout comme le temps est une dimension physique: indissociable des autres lorsqu’on parle réalité.

la métaphysique, et c’est paradoxal, est née de la manière de progresser des sciences. Elle se trouve dans les résultats lorsque nous cherchons à dissocier le réel pour l’ex-pliquer. Nous manipulons des abstractions lorsque nous cherchons des algorythmes. Suivant la division du réel opérée,nous trouverons toujours des algorythmes différents, c’est à dire des manière différentes de relier ces divisions de manière opérante.

Le faux débat entre liberté et déterminisme a réussi à nous cacher pendant longtemps que c’est justement notre incomplétude à nous humains, qui nous poussait a vouloir expliquer les choses du réel. Et pour cause, puisque liberté et déterminisme sont deux concept nés de la métaphysique. A chaque fois que nous croyons faire un pas vers la liberté (de créer ou non dailleurs) c’est un pas vers le déterminisme que nous faisons, et vice-versa. Que nous le voulions (sociétés-réseau) ou non (dictature), nous partagons le même espace planétaire. Nous sommes immergés DANS le réel, que nous soyons placés au milieu, au centre ou au bord de ce réel. Ce que nous sommes capables de donner est indissocialble de ce que nous sommes capables de reçevoir (Kadhafi pouvait nous demander autre chose que des armes, l’a-t-il fait?).

A l’échelle phénoménale, la seule évolution dont nous pourrons jamais nous targuer est de pouvoir avancer ou reporter des phénomènes dans la durée. On peut effectivement choisir d’ignorer les réactions engendrées par nos actions tout comme on peut choisir d’ignorer que le ciel en plein jour, c’est l’univers lorsqu’il fait nuit.

Que nous apporteraient des connaissances que nous ne sommes pas prêts à accepter, comme celle de ce que notre évolution nous aura fait devenir dans un intervalle de temps relativement long ? Aurons-nous la capacité de nous adapter aux nouvelles conditions que requiert un soleil éteint? Serait-ce pour autant une évolution ?

swimmer21 @ 2007-08-16 13:28:06

Bien d’accord avec Henri. Perso, c’est comme cela que je sais que j’ai affaire à un processus: c’est qu’il n’est pas palpable et laisse "l’impression" de passer à côté de quelque chose. Précisément, le processus opérationnalise le concept et le rend accessible dans la matière (concret). C’est un peu le pont entre deux mondes, deux niveaux d’abstraction.

Mon expérience est que plus l’on creuse et moins le processus est apparent. Il est si "évident" que nos yeux aristoléciens ne le voient pas. Dès que l’on soulève le voile des "universaux" (l’évolution en général par exemple), le particulier, le spécifique reprend le dessus. Le contenu devient trop épars, le processus guide alors.

Je n’ai pas constaté de programmes autopoiétiques, ceux que Thierry appelle de ses souhaits. Un autre phénomène reste intéressant à regarder : l’évolution des programmes se produit d’une manière ou d’une autre. Ils grandissent, vivent et meurent en fonction de l’écosystème numérique. Ainsi, Firefox a grandi dans l’univers du libre et du navigateur puis s’est diffusé à grande échelle et continue d’évoluer.

Je pense que pour une programme autopoiétique, un écosystème est nécessaire pour le voir naître. En travaillant sur cette question, celle des technologies nécessaires pour faire émerger l’autopoièse, je pense qu’il serait possible d’en construire un. Je ne vois pas d’obstacle pour que le processus ne se déroule pas. Quant à l’universalité, je pense que le terme n’est pas judicieux pour un tel processus.

Tu as proposé deux technologies : la mutation, la vérification de la viabilité. Je pense qu’il est nécessaire de rajouter la capacité de croisement d’un algorithme avec d’autres algorithmes sans restrictions, une capacité de garder une trace cumulative des mutations. L’écosystème dans lequel s’insèrent ces programmes ne me semble pas évident à priori. C’est sans doute là que réside la difficulté pour les faire évoluer, trouver une place, un lieu pour ce faire.

Hervé Cauwelier @ 2007-08-16 13:53:33

«L’évolution en tant que telle n’existe pas, il n’existe que des évolutions particulières. Un algorithme génétique qui fait évoluer des mémoires peut lui-même se faire évoluer par un autre algorithme. Mais il n’existe sans doute pas d’algorithme génétique universel. Car comment concevoir un test de survie universel ? La survie n’est-elle pas toujours relative ?»

Je confirme. La théorie de l’évolution explique que les espèces évoluent dans le but de survire à une ou plusieurs conditions de leur environnement (climat, prédateurs...). Darwin a contribué au « comment. » Qu’une condition change et la condition de leur survie change.

De la même manière qu’une espèce finit par à être adaptée à son milieu, un algorithme génétique finit par s’adapter au but qu’on lui donne. Concevoir un algorithme génétique sans but laisserait entendre qu’un algorithme de tri peut se transformer en algorithme de reconnaissance de formes. A-t-on des exemples dans ce sens ?

Peut-on concevoir un algorithme génétique dont le but est l’universalité ? En l’absence de pouvoir quantifier cette universalité, je réponds par la négative.

Mais je remarque qu’on débat moins sur nos capacités technologiques que sur la sémantique des mots.

Henri Alberti @ 2007-08-16 13:57:23

Nous avons la manie de penser qu’il doit y avoir un pilote pour tourner le volant de temps en temps, voir même ne serait-ce qu’un seul coup de volant au début, ou alors qu’il n’y a pas de pilote pour la raison simple qu’il existe des rails logiques que nous suivons. Pour moi ces deux façons de voir se ressemblent étrangement ou en tout cas ont la même fonction, nous tranquilliser par rapport à notre angoisse existentielle.

Par exemple, j’aime à croire qu’il existe un rapport entre l’évolution d’un algorithme génétique et ce qu’on appelle la théorie de l’évolution et pourtant rien ne le prouve. Il se pourrait très bien que ces deux choses n’aient aucun rapport. Comment classer dans « l’évolution » , un algorithme, une fourmi, un être humain, une bactérie ? Qui est plus efficace ?

Enfant Terrible @ 2007-08-16 14:02:38

Lorsque nous croyons ex-pliquer nous ne faisons qu’im-pliquer.

C’est à dire que nous faisons rentrer dans l’ensemble de ce que nous connaissons, ce que nous ne connaissions pas.

Comme Gilbert Gosseyn découvre que son excroissance particulière de cerveau est une conformation biologique du processus de recherche scientifique (savoir où se situe une virgule, et le type d’opération que l’on peut effectuer à cette échelle) qui est passé de manière innée dans son outil de perception et de mémorisation, lorsqu’il regarde un film sur l’evolution du système nerveux, il fait le même raprochement.

Qu’une espèce puisse se modifier pour inclure un processus qu’elle n’avait pas auparavant suit exactement les mêmes caractéristiques.

Je le répète : Lorsque nous croyons ex-pliquer nous ne faisons qu’im-pliquer.

M’enfin, mais quand vous m’avez dit avoir lu la trilogie du non-a, est-ce que nous avons lu les mêmes livres (!?)

Enfant Terrible @ 2007-08-16 14:28:05

Nier ce raisonnement, c’est comme..comme...participer à création de nouvelles dictatures potentielles !

Henri Alberti @ 2007-08-16 21:28:47

Enfant Terrible:

Peux-tu faire un effort de clarté ? J’ai l’impression que l’on dit la même chose alors que tu aurais l’impression que nous sommes dans une position contraire !

lespacearcenciel @ 2007-08-16 23:00:06

Voici un excellent reportage qui est, je pense, un excellent complément d’information au billet de Thierry :

http://lespacearcencielblog.free.fr/?p=384

Amitiés :-)

swimmer21 @ 2007-08-17 09:29:27

Si j’ai bien saisi ce que voulait dire enfant terrible, nous sommes perméables à l’univers. Il s’inscrit en nous physiologiquement, sorte d’imprinting universel qui porterait sur le processus.

J’aime bien l’idée d’efficacité dans l’évolution couplée avec celle d’imprinting des processus.

Une piste pour un algorithme génétique ?

Valentin1979 @ 2007-08-20 14:50:43

Thierry,

Ta vision, telle qu’elle est exposée sur ce blog, ne prend pas en compte la notion de "potentialité" du milieu.

Prenons notre propre exemple : nous, etres humains, sommes une forme de vie complexe. Mais c’est parce que notre milieu a permis à une telle forme de vie d’exister.

Donc quand tu dis que tout va vers plus de complexité, je dirais "tant que le milieu, dans sa potentialité, le permet. Et implicitement tant que les ressources nécessaires pour matérialiser cette potentialité sont encore disponibles".

Si notre milieu, composé notamment d’atomes d’oxygène et de carbone, n’avait pas permis de lien possible entre ces deux atomes, nous n’en serions pas là aujourd’hui. Le potentiel intrinsèque à notre milieu est invisible, mais ce sont les créations du milieu qui parlent pour lui.

Thierry Crouzet @ 2007-08-20 16:35:50

Le milieu est capital à tel point que nous découvrons que la gènes ne portent qu’une partie de notre patrimoine... Pour moi, le milieu est capital. Sinon je ne croirais pas à la possibilité d’une intelligence collective.

Tu parles d’un programme particulier. Oui, on peut le faire évoluer. Mais un programme qui a pour fonction d’en faire évoluer d’autres peut-il se faire évoluer lui-même ? Sans doute pas.

Ax @ 2007-08-20 17:27:24

"la gènes ne portent qu’une partie de notre patrimoine… Pour moi, le milieu est capital"

Il y a un bon livre de Joseph Reichholf sur l’importance du milieu et de l’organisme dans l’évolution : L’émancipation de la vie.

Reichholf insiste sur l’importance du déséquilibre entre organisme et milieu, comme moteur de l’évolution.

Où l’on retrouve le rôle capital du dissemblable.

Dans le monde de l’Internet on pourrait y retrouver une valorisation du troll et du hacker, moteurs de l’évolution par les déséquilibres qu’ils imposent à l’organisme numérique.

“L’évolution se produit dans le déséquilibre - c’est mon principe de base.

(…)

Les êtres vivants ont eux-mêmes besoin pour vivre d’un déséquilibre entre intérieur et extérieur. S’ils devaient durablement se maintenir dans un rapport d’équilibre avec les conditions extérieures, ils perdraient les capacités de vie et de développement. Leur équilibre interne, l’homéostase, a besoin du déséquilibre externe pour les deux fonctions vitales de base : le métabolisme et la transformation d’énergie.

(…)

Sans rupture d’équilibre, pas de progrès ; sans déséquilibre au niveau hiérarchique suivant dans le processus évolutif, pas de véritable innovation.”

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