Thierry CROUZET

Collaborer ou pas ?

J’ai expérimenté le travail collaboratif sur ce blog, notamment quand j’ai écrit Le cinquième pouvoir, et depuis un an j’ai souvent réfléchi à la question en développant coZop.

Ces derniers temps, je pense souvent à la remarque de Dee Hock. Il ne peut pas y avoir de collaboration sans une direction claire. Quand j’écrivais mon livre, je donnais le la, les commentateurs réagissaient et me suggéraient des pistes de réflexion mais j’étais en quelque sorte la caisse de résonance. Je prenais, je synthétisais, je restituais.

Linux s’est développé parce que Linus Torvald créa le noyau de Linux sur lequel les autres développeurs branchèrent leurs créations. La collaboration ne me paraît possible que si elle s’appuie sur un noyau, un cœur, un moteur, une plateforme, une api. On peut sans doute se réunir à quelques un et dire qu’on va collaborer à un projet mais il me semble que le plus souvent ça ne marche pas de cette façon.

Mettez des gens ensembles et vous n’obtenez pas nécessairement quelque chose d’intéressant. Je suis en train de m’élever contre ce postulat à l’origine de nombreux services collaboratifs sur internet, contre certaines idées à l’origine même de coZop.

Je prends cet exemple parce que je le connais bien. Ce n’est pas parce que je suis ami avec quelqu’un que j’aime ce qu’il lit. Nous sommes amis pour des raisons souvent irrationnelles. J’aime le Tour de France et aucun de mes amis ne l’aime. Vont-ils devoir recevoir tous les articles que je lis sur les courses cyclistes ? Non bien évidement. Ils pourront certes dire « je ne veux plus de vélo » mais ils devront étendre cette liste de censure presque indéfiniment.

Que je sois ami ou simplement connecté à quelqu’un par un lien quelconque n’aidera jamais un service internet à nous proposer des informations mieux ciblées. La mode autour des réseaux sociaux déclaratifs me paraît de plus en plus fumeuse.

En fait, elle révèle notre impuissance technologique. Nous sommes incapables de rendre nos logiciels assez intelligents pour trier les informations alors nous essayons d’utiliser l’intelligence collective, oubliant que cette intelligence ne peut fonctionner que si chacun des individus travaillent effectivement autour d’un noyau. Analyser les choix de mes amis ne servira à rien pour me suggérer des lectures qui pourraient m’intéresser.

Dans ce domaine, nous n’avons guère trouvé mieux pour le moment que l’algorithme d’Amazon. Les gens qui lisent les mêmes livres que moi lisent aussi tels et tels livres… Je n’ai pas besoin de connaître ces gens. Nos liens affectifs ou professionnels n’ont aucun intérêt. Le seul lien qui importe pour ce qui m’intéresse c’est que nous avons quelques goûts communs.

Si quand je commande La conspiration des ténèbres de Théodore Roszak, on me suggère de lire Transparence d’Ayerdhal, c’est que des gens ont à plusieurs reprises effectué le même chemin. Pendant un instant, sur un point particulier, nos routes se croisent et un réseau social provisoire se crée. Sans doute que nous ne nous croiserons jamais plus mais cette rencontre suffit pour que j’entende parler d’Ayerdhal, que je le lise… Sur internet, j’aime cet imprévu. Et c’est de cette façon que de proche en proche se crée la longue traîne.

Avec une philosophie presque opposée, des moteurs se lancent dans la recherche collaborative. Ils tiennent compte des recherches des amis. Mais encore une fois que vont faire mes amis de mes recherches sur le Tour de France ?

Certaines startups envisagent de faciliter la recherche de groupe. Ok, nous sommes une bande à travailler sur un sujet. Nous cherchons des choses sur ce sujet et les résultats des recherches des uns et des autres nous intéressent tous. Mais chacun de nous a d’autres centres d’intérêt. Comment savoir quand nous cherchons sur le sujet ou hors du sujet ? Devons-nous le stipuler chaque fois ? Ce n’est même pas possible en plus. Une recherche a priori divergente peut engendrer une idée qui elle sera utile au projet.

Si nous utilisons un moteur collaboratif nous allons nous enfermer dans des recherches communautaires. Nous allons certes partager des connaissances communes, ce qui autorisera des conversations, mais nous finirons vite par manquer d’air. Au lieu de voyager sur la longue traîne, nous nous emprisonnerons.

Tout le monde pousse le web dans la direction sociale par panurgisme. La faute sans doute au succès de facebook mais je n’en peux plus de facebook. J’en ai assez de recevoir des invitations à des évènements qui ne m’intéressent pas ou des suggestions de faire ceci ou cela. Tous ces gens connectés avec moi ne pensent pas comme moi. Ce réseau se crée artificiellement. Il est trop simpliste. Le véritable réseau social est d’une complexité sans commune mesure.

Je suis connecté avec les gens qui lisent les mêmes livres que moi, qui vont dans les mêmes cafés que moi, qui aiment les mêmes sports… Mais chaque fois ce sont des gens différents. Je ne peux pas les lister car le plus souvent je ne les connais pas.

J’en reviens à coZop. Mon idée initiale était de faire émerger des articles hors du mainstream. Je me demande si la meilleure façon n’est pas de dire aux lecteurs lisez cet article parce qu’aucun de vos amis ne l’a lu. Quel intérêt ai-je de lire la même chose que les gens que je connais ? Aucun. Lorsque nous nous rencontrerons nous n’aurons rien à nous dire. J’ai tout intérêt, nous avons tout intérêt, à nous différencier, à nous compléter plutôt que nous ressembler. J’en ai assez de cet internet qui nous veut tous semblables, qui veut nous ramener au status végétatif de simple spectateur.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui utilisés pour aboutir à une espèce de moyenne sociale. Beurk ! Ce n’est pas comme ça que nous éveillerons notre intelligence collective. Il faut que des gens travaillent, créent des noyaux, que nous nous y connections activement et non passivement. Cet internet social à la facebook me fait penser à la démocratie. Tu votes, tu te connectes, et tu crois que la messe est dite. Ça ne marche pas comme ça.

Nobody @ 2008-10-26 19:33:01

Très très bon billet.

Etonnant toutefois qu’il ait fallu tant de temps pour tirer ces conclusions, au moins publiquement.

Il faut en finir aussi avec l’essentialisme des amitiés, qui n’aboutit qu’à la sclérose de l’esprit.

Manuel Vila @ 2008-10-26 20:10:21

Je suis bien d’accord avec toi, Thierry, ça ne marche pas comme ça. Les réseaux sociaux généralistes sont dénués de toute substance. La substance, il faudra la trouver dans ce qu’on commence à appeler les "réseaux d’intérêts" (voir un article récent de Nova Spivack sur le sujet). Les gens n’ont pas qu’un seul réseau, ils en ont plusieurs, ils en ont au moins autant que de centres d’intérêt. À chaque réseau correspond un ensemble de flux, et par exemple, si tu crées un flux sur le thème du "cinquième pouvoir" (ton blog finalement), je vais m’y abonner et j’aurai mon propre flux "décentralisation" dans lequel je propagerai nombre de tes billets aux personnes qui voudront bien me suivre. Mais en revanche, si tu crées un flux "cyclisme" pour parler du Tour de France, et bien celui-là, je ne le suivrai pas ! ;)

Thierry Crouzet @ 2008-10-26 21:25:01

Ce que je dis c’est que même les réseaux d’intérêt n’ont pas beaucoup d’intérêt car nos intérêts de sont pas rangés dans des cases séparées. Ils s’interpénètrent. J’ai parfois parlé ici du vélo pour parler du cinquième pouvoir.

Quand je m’intéresse à un auteur je le lis mais sans doute que rien d’autre ne me lie aux gens qui le lisent aussi et c’est déjà beaucoup. C’est ces réseaux fragiles qui me semblent féconds aujourd’hui.

Manuel Vila @ 2008-10-26 22:06:15

Il ne faut pas négliger le mécanisme de propagation qui peut permettre de faire le pont entre deux flux ne traitant pas à priori de la même thématique.

Par exemple, tu suis un flux concernant les chevaucheurs de bicyclettes et tu reçois quelque chose que tu penses pouvoir relier à ton sujet de prédilection, le cinquième pouvoir. Rien ne t’empêche de le propager dans le flux correspondant en l’accompagnant éventuellement d’un commentaire qui nous permettra de faire le lien.

Ainsi, n’étant abonné à aucun flux qui traite de la chose à deux roues mais étant abonné à ton flux concernant le cinquième pouvoir, je recevrai tout de même tes connexions inattendues, qu’il s’agisse de l’auto-organisation du peloton ou que sais-je encore !

Carl @ 2008-10-27 10:34:50

Bonjour à tous,

J’ai envie de réagir sur plein de choses mais le temps manque.

Commençons par le début du billet :

"Mettez des gens ensembles et vous n’obtenez pas nécessairement quelque chose d’intéressant."

Tout à fait, et ça je suis entrain de l’expérimenter dans une unité d’enseignement qui s’appelle "Travail Collaboratif". Le plus dur est de faire accepter au groupe que notre résultat n’est pas forcément intéressant et que la cause n’est pas le travail fourni mais l’organisation collective.

Je pense que trop de gens encore se trompent sur la façon de s’organiser collectivement dans un travail ... (Coopératif vs collaboratif).

"Certaines startups envisagent de faciliter la recherche de groupe. ...Comment savoir quand nous cherchons sur le sujet ou hors du sujet ?"

Peut-être en intégrant le moteur de recherche dans un groupware. Imaginons que toutes nos recherches "personnelle" soit fait avec notre moteur habituel. Mais quand nous avons avons des recherches à faire pour un projet collectif, on se connecte à notre groupware et nous accédons à notre moteur collaboratif. Avec l’historique des recherches des membres du groupe, les annotations, etc ... Cette fonction viendrait s’ajouter à l’agenda partagé, au bookmarks collectif et aux autres applications que le groupe a besoin. Non ?

"J’en ai assez de recevoir des invitations à des évènements qui ne m’intéressent pas ou des suggestions de faire ceci ou cela."

Comme toi, et pleins d’autres internautes, j’en ai marre de recevoir des dizaines d’invitations qui ne m’intéressent pas. Mais est ce que cela est du à FACEBOOK ou à la bêtise des gens qui l’utilisent ?

Perso, je n’ai jamais invité personne à répondre à un questionnaire sauf si je me disais : "Tient cela intéresserait un tel ..." Beaucoup d’utilisateurs ne réagissent pas comme ca et invite TOUS leurs amis à TOUTES les applications. C’est débile ! Ca me fait penser aux chaines que nous recevons par mail ...

Thierry Crouzet @ 2008-10-27 11:01:37

Je me vois mal changer sans cesse d’outil de recherche. Avant de lancer une recherche, je ne sais pas si ce que je vais trouver sera intéressant pour tel ou tel projet. Combien de fois je cherche un truc particulier, trouve autre chose et ma pensée dérive sur autre chose. Seule une véritable IA fera le trie... et chercher à faire ça avec du collaboratif m’apparaît une impasse.

Carl @ 2008-10-27 17:36:31

Effectivement, peu pratique le fait de changer ...

Mais le fait qu’une recherche soit pas fructueuse pour le projet n’est pas trop grave, je pense. On peut imaginer que c’est l’utilisateur qui décide d’un simple clic de faire ressortir un lien comme intéressant.

Par contre, savoir l’historique des mots clés qui ont été saisit pour le projet peut être intéressant pour le groupe. Cela peut donner des idées d’autres mots clés ou éviter des doubles recherches.

Mais c’est vrai que le principe de changer de moteur reste embêtant mais pour le bien du travail en groupe ... ça peut être utile, tout dépends du cas. Dans celui que j’imagine ça peut être intéressant.

Equilibrium @ 2008-10-28 12:11:34

Il y a aussi, dans toute cette histoire de "réseaux" sociaux, deux autres idées sous-jacentes à l’oeuvre contre laquelle je milite activement:

1) une telle orientation appliquée à un moteur de recherche risque d’enfermer les utilisateurs dans leurs propres centres d’intérêts. Un tel moteur personnalisé, à terme, risque de supprimer les passerelles et la fluidité qui existent entre les domaines explorés (dangers qui sont habituellement latents lorsque tout apprentissage se retrouve centralisé et spécialisé). Refusant à toute personne ayant un centre d’intérêt particulier la possibilité d’explorer ce qui en fait la richesse: à savoir les domaines connexes. Tous cela donne un terrain favorable au conservatisme.

2) Une nouvelle mode "statistique" est actuellement en train de se développer: celle de faire croire aux gens qu’ils ont choisi une direction donnée par les réponses qu’ils donnent en remplissant des formulaires. On choisit à leur place, parmi les postulats que leurs réponses induisent, et on fabrique une interprétation de leurs réponses qui peut aller parfois à l’encontre de ce qu’ils ont voulu exprimer, quitte à leur ressortir plus tard, hors contexte, les réponses qu’ils ont données (parfois même à leur insu: on les force, par la provocation, à donner des réponses sur des choses qu’ils connaissent très mal ou dont ils sont très peu informés). Pire, ils sont tenus de répondre sans quoi leur silence est interprété comme un désintérêt du sujet exposé. Alors que la manière même dont le sujet est tourné en fait quelque chose d’anodin.

Conclusion: tous ces "groupes" semblent être une manne pour les manipulateurs de sondages en herbe. Et derrière on se débrouille pour que les résultats soient publiés dans des organes qui les rendent inaccessibles à la correction (fait accompli, aucun droit de réponse et on ne sait parfois même plus d’où "tombent" ces résultats sensés être "l’exacte représentation de ceux qui se sont exprimés").

A notre époque, ce genre de procédé ne devrait même plus être admissible. Or en réalité, c’est tout le contraire qui se produit dans les prospects.

Iza @ 2008-10-31 10:34:35

J’évoque souvent ce point dans mes formations sur le ... travail collaboratif ...

Avais-tu lu cet article ? http://www.internetactu.net/2008/04/03/ou-sont-les-cooperations-fortes/, il dit bien ce que tu soulignes, ces trucs, ces outils, réseaux sociaux et autres machins du Web 2, sont des trucs mécaniques, très astucieux, qui nous ont permis quelques jolies réussites (perso, j’apprécie énormément You tube ou encore Wikipédia) ... mais la coopération se résume à "j’accepte de partager". Ce n’est déjà pas si mal, mais ce n’est pas exactement la grande collaboration.

Travailler ensemble, et faire en sorte que cela produise un "tout plus grand que la somme des parties", c’est autre chose. Il y a là de l’humain, et il faut pour que ça marche ce que tu décris, au moins un "leader" ... qui aide à galvaniser les troupes. JM Cornu a bien décrit le truc ( http://www.cornu.eu.org/texts/cooperation ) ... Ici Internet et ses outils sont des facilitateurs ... abolissent la distance, au minimum ... nous greffent des sens supplémentaires, au mieux, mais pour faire fonctionner un truc qui achopperait aux mêmes endroits IRL, mais plus lentement (je caricature un peu). Ici, les coopérations (fortes donc) qui marchent sont peu nombreuses et ont réussi à doser les ingrédients dont parle Cornu, et d’autres, au mieux)

Enfin il me semble que tu évoques un troisième sujet, celui de la la rencontre féconde, de la façon dont l’autre, par sa réflexion, ce qu’il est ... me change, me transforme (encore dans le champ de l’éduc pop ça ...). Là aussi, Internet change la donne. La probalité que survienne ces rencontres est augmentée par la facilité de la connexion, le hasard de nos lectures et de nos voyages. En effet, Facebook n’augmente pas vraiment ce genre d’opportunités (sauf à considérer que lire ce qu’écrit ta copine de CP soit une véritable surprise.. ça peut !!). Par contre, Facebook est un sens gréffé de plus, celui qui permet de savoir en temps réel ce que font les gens... comme MSN en mieux. Bon. Ce n’est pas rien, c’est rigolo, mais je ne suis pas sure que ça change le monde.

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