Je prolonge une seconde fois vos échanges qui me font penser à une remarque que vient de me faire mon éditeur en lisant mon dernier manuscrit.
Tu penses trop.
En gros, il me demande de m’oublier, de lâcher la cavalerie, de m’abandonner à l’émotion, de laisser le lecteur penser par lui-même. Il veut que je camoufle mon côté intello shooté aux nouvelles technos.
Tu as mis vingt ans pour arriver là où tu en es, laisse le temps aux lecteurs de refaire ton chemin. Donne leur juste le moyen de gagner un peu de temps. Rend-les plus intelligents mais ne pense pas à leur place.
D’un point de vue business il n’a pas tort. Si je veux écrire un livre qui cartonne, il me faut réussir ce qu’il me demande. Mais sa demande me pousse à aller contre ma nature qui est de penser non stop. Je ne pense à la place de personne mais pour moi avant tout.
Pourquoi je suis comme ça ? Je viens d’avoir l’intuition que c’était à cause de la pratique de la programmation. Quand on programme, on pense. If… Then… Else… On décompose tout, on formalise, on structure et on s’abandonne pas mal à l’intuition, ça c’est le grand art que je ne touche plus depuis longtemps au clavier mais que j’éprouve toujours en écrivant.
Mon grand plaisir est de voir apparaître sous mes yeux une pensée que je n’avais jamais formulée clairement. C’est le petit miracle de l’écriture. Des choses sortent qui n’étaient pas prévues. On peut s’abandonner aussi en écrivant des trucs « intello ». Il ne faut pas croire que je réfléchis des plombes à chacune de mes phrases. Je ne me sens pas intello pour deux sous.
Pratiquer la programmation en même temps que l’écriture a sans doute formaté mon cerveau d’une certaine façon. Je ne peux pas lui demander de produire des textes pour lequel il n’est pas fait. Mais une chose est sûre, je ne me force pas à penser, la pensée résulte simplement d’un long entraînement. Et c’est à ce point que je rejoins votre conversation.
Une tendance voudrait aujourd’hui que tout le monde soit cool avec tout le monde. C’est une forme de politiquement correct. Il faudrait qu’un écrivain soit lisible par tous. Qu’il ne demande aucun effort. Qu’il se boive comme une petite gorgée de bière. Les librairies débordent de spécialistes du genre et ils marchent bien d’ailleurs. Tant mieux pour eux.
Est-ce que je dois entrer dans leur camp ou rester dans le mien ? Je fais simplement ce que je sais faire et surtout ce qui me fait plaisir. Si, par un coup de chance et comme mon éditeur le dit, j’ai pris un peu d’avance parce que je baigne dans les nouvelles technos depuis longtemps, je peux très bien écrire ce qui me paraît important et attendre que ce que j’écris aujourd’hui prenne sens. Et sera alors jugé beaucoup moins intello car ce sera le monde de tout le monde.
Par le passé, les lecteurs étaient peu nombreux, c’était des gens qui pensaient. Les écrivains écrivaient pour des gens comme eux. Sur le net on a la chance de pouvoir à nouveau écrire pour son public sans passer pas le filtre castrateur de la distribution / rentabilité. Personne ici ne dira que je pense trop parce que, si vous arrivez jusqu’à ce point de mon texte, c’est que ça vous amuse.
Je crois que nous devons éviter de rechercher les plus grands dénominateurs communs. Si tu t’adresses au côté sexe des gens, tu as un bon gros dénominateur commun, un truc qui doit toucher 95% des humains (ils existent des gens sans sexualité). Si tu t’adressais aux anti-esclavagistes à l’époque de l’esclavage, tu ne touchais qu’une niche. Analogie mathématique, le sexe, c’est l’équivalent de 1, il divise tous les autres nombres. L’esclavage, c’était l’équivalent d’un nombre premier, il divise moins de nombres (même si dans le domaine social les choses changent). La longue traîne est cette possibilité de travailler qu’avec quelques dénominateurs. Ça permet à mon sens d’être vrai.
Ainsi on ne peut pas jeter la TV parce qu’elle lobotomise 90 % des gens. On ne peut pas jeter Kant parce que seulement quelques fous l’ont lu. On ne peut pas jeter Internet parce que les gens y cherchent du cul. Nous devons accepter les dégâts collatéraux, ce qui ne nous empêche pas, chacun à notre façon, de lutter contre eux. Mais si nous ne pensons sans cesse qu’au plus grand dénominateur commun, nous n’avançons pas. N’était-ce pas l’approche du communisme ?
Il ne s’agit pas d’être élitiste mais de voir la société comme un ensemble de niches plus ou moins grandes, plus ou moins superposées… des réseaux qui s’interpénètrent. Cette vision s’applique aux gens qui se disent « bio » comme à tout le reste. Il n’existe pas une forme de Vert idéale.
Si certaines personnes veulent défendre le vrai camembert, c’est parce que pour elle, et pour moi, c’est comme un tableau de Vinci. On ne va pas le détruire sous prétexte qu’on a fait depuis des monochromes. Rien n’empêche d’avancer tout en préservant le passé. C’est la culture. On peut défendre le vrai camembert tout en défendant les nanotechnologies. Rien d’incompatible. Ou alors je suis schizophrène.
Le danger est d’interdire l’innovation, et peu importe le domaine où on serait tenté d’appliquer cette interdiction. Si certains adeptes du bio sont des rétrogrades, d’autres travaillent dans les bios technologies. On ne va pas réduire un monde divers à quelques extrémistes.
La plupart des gens consomment du Bio pour éviter certains produits qu’ils estiment merdiques. Si je mange des légumes Bio, c’est aussi parce que je les trouve meilleurs. Quand je veux une carotte, je choisis la meilleure et aussi celle qui n’est pas imbibée d’insecticides. Ça ne m’empêche pas de manger des yaourts anti-cholestérols produits technologiques. Bio pour moi est synonyme de respect de notre métabolisme. C’est très compatible avec le transhumanisme par exemple. Le vivre Bio c’est une façon de viser la longévité, la plus grande intelligence et tous ces trucs. C’est aussi ça, tout dépend dans quel camp on se place.
Autre réduction, souvent pratiquée, c’est jeter le bébé avec l’eau du bain. Qu’il existe de la merde sur le Net comme à la TV, personne n’en doute. Les défenseurs des vieux médias disent même qu’il y a 99% de merdes sur les nouveaux médias, question de sauver leur business. Tout ça c’est du business justement.
Moi, ce qui m’intéresse, et ce qui nous intéresse ici je pense, c’est en quoi les nouveaux médias ouvrent de nouvelles possibilités. Nouveau territoire. Nouvelle intelligence collective. Nouvelle possibilité organisationnelle. Tout ça ce n’est pas à la TV mais sur le Net (même si la TV peut en parler). Et c’est ça qui compte.
C’est exactement comme le monochrome par rapport au Vinci. On peut s’intéresser à l’un et à l’autre, mais pour les voir c’est peu souvent dans le même musée, surtout au moment où le monochrome est en train d’être peint. TV/Net tout cela fusionnera comme Vinci et Klein ont fini par entrer dans la même histoire de la peinture, mais nous n’en sommes pas encore là.