À l’invitation de Kawenga, je passe la journée avec des auteurs pour leur parler de la façon dont j’organise ma vie en ligne, comment tout cela commence, s’organise, se développe… Je vais essayer de les accompagner au fil d’un parcours initiatique dont je résume dans ce billet les étapes.
Votre désir
Je baigne dans le monde Internet depuis le milieu des années 1990, j’écris depuis plus longtemps, et à l’exception d’un essai en 1996, je n’ai pas ouvert un blog avant fin 2005. Je l’ai fait après avoir envoyé à l’imprimerie Le peuple des connecteurs parce que j’avais la sensation de ne pas avoir bouclé le sujet et parce que j’avais besoin d’appliquer la théorie que j’avais développée, la connexion.
Tout ça pour dire que sans envie, inutile de se précipiter en ligne. Il y a déjà trop de gens qui ne songent qu’à y faire du marketing. En tant qu’auteur, on aborde ce monde pour risquer de s’y transformer du tout au tout, un peu comme si on essayait une drogue nouvelle. Je ne conçois pas le Net autrement que comme un champ exploratoire et expérimental. Si vous ne vous préoccupez que de votre promo ou de vendre des livres, je n’ai pas grand-chose à vous apprendre.
Votre indépendance
Je n’ai rien contre l’idée de squatter, surtout quand on squatte chez des amis sympas. Mais je n’aime pas les hôtes qui m’accueillent indéfiniment alors que je ne les connais pas et que je ne partage rien avec eux. Je me sentirais presque en prison.
C’est un peu pareil en ligne. Votre email comme votre site Web vous caractérisent. Si dans leur intitulé, on peut lire celui d’une grande entreprise, à qui faites-vous de la publicité ? À vous ou à elle ? J’ai ma petite idée.
Votre nom doit vous appartenir en ligne comme hors ligne. Il est votre marque, surtout en tant qu’auteur. Pour ma part, j’ai choisi tcrouzet.com parce qu’il me semblait simple de m’identifier par mon nom. Pour la plupart, nous adoptons cette stratégie même si François Bon, lui, a choisi un nom plus littéraire : tierslivre.net.
Votre domaine
Pour disposer d’une identité en ligne où vos lecteurs vous trouveront ou enverront des mails, vous devez acheter un nom de domaine et louer un espace où enregistrer et gérerez vos données en ligne.
Des services comme gandi.net (12 euros HT an avec un blog dotclear) ou OVH (23 euros avec possibilité de choisir votre plate-forme de blog) proposent des solutions clés en main.
Personnellement, pour maximiser ma liberté, j’achète mes domaines chez gandi.net et je suis hébergé chez OVH. On doit pouvoir trouver moins cher, plus performant… je vous dis simplement ce que je fais.
Une fois que vous disposez d’un domaine, vous pouvez le faire pointer vers les services d’hébergement de votre choix, idem pour vos mails. Vous n’êtes plus prisonnier.
Votre maison
Quand un de vos lecteurs a quelque chose à vous dire, il doit pouvoir le faire de manière publique. Bien sûr vous pourriez vous contenter d’une page Facebook, mais là encore quid de votre indépendance ? Vous devez disposer d’un endroit qui vous appartient en propre. Jadis on parlait d’une page personnelle, aujourd’hui on parle d’un blog… Peu importe le nom, il vous faut un site où votre public peut au minimum poster des commentaires, soit généraux, soit associés à vos différents textes.
Je gère mon blog avec WordPress, un logiciel Open Source massivement supporté et sur lequel travaille une immense communauté. Il permet de créer un site sous le format blog, avec des articles qui se suivent de jour en jour, ou un site fait d’une série de pages statiques, pour ceux qui ne désirent pas bloguer.
Il me semble vital de créer son audience chez soi plutôt que chez Facebook. Tout le monde prend aujourd’hui conscience des dangers de Facebook, il ne faut pas contribuer à faire de cette entreprise un nouveau Big Brother. Ne comptez pas sur moi pour vous révéler l’art du marketing dans cet espace. Je l’évite, ce qui ne m’empêche pas de l’utiliser.
Votre naissance
Une fois que vous aurez créé votre domaine et votre blog, il ne se passera rien. Vivre en ligne, ce n’est pas vivre seul, mais en interaction avec les autres. Pour qu’ils découvrent que vous existez et qu’ils aient envie de vous rendre visite, voire de parler de vous, vous devez vous manifester chez eux.
Aller dire un peut partout qu’on a un site, c’est pour le moins grossier. Il faut intervenir à propos. Par exemple, si on parle de vous, d’un de vos textes, d’un sujet qui vous préoccupe… Il s’agit de ne manquer aucune occasion.
Comment ? En créant des alertes sur Google. Dès que les mots clés appropriés seront écrits quelque part, vote nom par exemple, vous serez prévenu. Il vous faudra alors aller commenter et débuter le dialogue. C’est ainsi qu’une communauté commence à se créer. Vous devez alors apprendre à remonter les liens, à visiter les sites de ceux qui vous commentent, à aller chez les gens dont ils parlent… Je ne m’informe plus que suivant cette méthode sans jamais visiter les sites d’actualité en direct (j’évite de passer par des points centraux qui me seraient incontournables et me contraindraient).
Votre présence
De nombreuses études montrent que plus vous publiez sur votre blog, plus vous recevez de visiteurs. Déprimant n’est-ce pas ? Le phénomène est facile à expliquer. Plus les articles sont nombreux, plus vous offrez de portes d’entrée hasardeuses (le titre ayant beaucoup plus d’importance que la suite de l’article). C’est une question de mathématique.
S’il ne sert à rien d’entrer dans ce petit jeu qui vise à multiplier de courts textes imbéciles, il est important d’animer sa communauté, en lui proposant de temps à autre des textes qui l’agiteront.
Alea jacta es. Je vais publier ce billet même et suivre avec vous sa vie en ligne. Dans quelques minutes, Google l’aura trouvé et référencé. Si j’avais tapé sur un sujet d’actualité, avec des mots originaux, je recevrais très vite des visiteurs inhabituels. Mais avec ce texte, plutôt technique, il n’y aura guère de buzz, donc je ne passerais pas la journée à répondre aux commentaires comme cela m’arrive parfois.
Mes lecteurs le plus fidèles, les plus geeks aussi, seront prévenus automatiquement de la publication parce qu’ils sont abonnés à mon fil RSS. J’en décompte plus de 6 000, mais en fait seulement 10 % d’entre eux liront effectivement l’article.
Pour taper un peu plus fort sur le tamtam, je fais une annonce à ma communauté Twitter, aussi 6 000 personnes. Cette annonce sera automatiquement répercutée sur Facebook (les robots font mieux le travail que moi). Toujours automatiquement, un peu plus tard, un résumé de mon article sera aussi publié sur Facebook.
En général, je n’en fais pas plus. Si je sais que le sujet peut intéresser en particulier quelques amis actifs sur le Net, par exemple pour ce sujet François Bon et Nicolas Ancion, je le leur signale par mail ou de préférence via Twitter (mon message d’ailleurs public se répercute comme toujours sur Facebook).
Votre prégnance
Quand j’annonce sur Twitterla publication d’un nouvel article, je réécris souvent le titre. Je suis obligé de me demander quelles courtes combinaisons de mots ont une chance d’attirer des lecteurs. Je n’ai pas de recette, je travaille à l’intuition, mais des titres qui semblent tenir quand ils sont placés en haut d’un article n’ont plus aucun sens une fois isolé.
Titrer est un art, sur le Web comme ailleurs. Certains prétendent d’ailleurs qu’il existe un art d’écrire en ligne. J’ai quelques doutes, en tout cas pour un auteur. Si nous avons des lecteurs, c’est que nous n’écrivons justement pas comme les autres. Alors, autant cultiver nos différences que chercher à nous fondre dans la masse.
Votre pugnacité
Vous devez maintenant réagir aux réactions de vos lecteurs. J’essaie d’être présent dans mes fils de commentaires. Je défends mes idées, m’explique, quitte à publier de nouveaux textes si nécessaire. Internet permet le dialogue bidirectionnel, se contenter d’émettre est très mal vu. Tout cela prend du temps, mais vous découvrirez que votre communauté peut vous servir de stimulant plus efficacement que le café (je ne sais pas pourquoi je parle de café, je n’en bois pas).
Dès qu’on anime une communauté, elle participe à notre travail que nous le voulions ou non. J’ai écrit certains de mes livres de manière coopérative, des livres comme La quatrième théorie que je ne n’aurais peut-être pas écrits seuls. Il ne s’agit pas seulement de faire sa promotion, mais de vivre une expérience collective. En fait, j’applique une de mes théories, plus je me lie aux autres, plus je suis libre. J’espère que cela vaut aussi pour l’écriture. Le mieux est de se s’essayer à l’écriture coopérative, via Twitter ou autre, pour en expérimenter la puissance, et découvrir ce que j’appelle l’édition au temps des cyborgs.
En tout cas, il est vital de lier les autres lorsque l’on parle d’eux. De tisser le réseau à travers lequel les lecteurs circuleront de site en site, de construire la blogosphère, une blogosphère qui je le reconnais s’essouffle aujourd’hui comme l’analyse Narvic.
Le plus important est sans doute de chasser de son esprit le mot virtuel. Votre communauté construite en ligne n’est pas virtuelle, mais réelle. Vous avez de véritables lecteurs de l’autre côté de l’écran, des lecteurs qu’il ne faut pas hésiter de rencontrer IRL, non pas pour qu’ils signent vos textes, mais qu’ils poursuivent avec vous un brainstorming continuel.
Votre économie
Votre blog doit aussi parler de vous, parce qu’il faut que les nouveaux venus puissent vous découvrir, découvrir vos textes, vous devez donc les présenter, pourquoi pas comme je le fais offrir des extraits, même des inédits, voire des textes en chantier.
À côté de l’économie traditionnelle du livre, une nouvelle économie balbutie. Il me parait hasardeux pour un auteur de s’en tenir éloigné, ne serait-ce que pour en comprendre les enjeux, par exemple au moment de signer un contrat avec un éditeur (ou de ne surtout pas signer un contrat de diffusion numérique).
Aujourd’hui, on ne vit pas plus d’un blog que de ses livres. À Montpellier, JOL a réussi à récupérer 4 000 euros de don depuis le début 2010. C’est un contre exemple qui confirme la règle, comme ces auteurs vedettes qui gagnent des millions.
Côté de l’édition numérique, les expériences se multiplient avec François Bon et publie.net en précurseur, avec robertneveutpaslire.com, avec numeriklivres.com et avec Sephen Belfond qui se lance dans le livre augmenté.
Pour le moment, nous avons encore du mal à trouver des lecteurs sur support numérique, mais les liseuses plus ergonomiques arrivent… et avec cette fameuse nouvelle économie du livre. Il faut l’espérer en tout cas. Mais il serait illusoire de croire que demain bien plus de gens vivront de leur plume. On peut au moins souhaiter une meilleure répartition, une augmentation des quotas, mais pas une explosion, surtout si le nombre de lecteurs de textes longs lui n’augmente pas (et il y a peu de raison pour qu’il le fasse).
Où j’en suis pour ma part ? J’écris beaucoup, je publie souvent sur mon blog, diffuse des extraits ou des textes intégraux, expérimente l’impression à la demande… Tout cela me vaut une certaine réputation, quelques apparitions médiatiques, mais ne me fait rien gagner. J’en ai juste oublié de me trouver un autre éditeur depuis ma rupture avec Bourin. J’ai la chance, sans être riche, de ne pas être dans l’urgence financière et de me payer le luxe de l’exploration. C’est peut-être la vérité la plus dure à entendre. Je ne suis pas sûr que la situation des écrivains ait beaucoup évolué depuis le dix-neuvième siècle de Flaubert. Écrire est un privilège.
PS : Assistent à la formation Kawenga, Antoine Blanchemain, Janine Gdalia, Christine Palluy, Françoise Renaud, Jean-François Gomez, Isabelle Lavarec, François Vincent et Pascale Ferroul.