Comme il y a des lecteurs qui aiment être pris par la main, il y a des vacanciers qui sont terrifiés à l’idée de s’ennuyer. Alors ils partent en voyages organisés ou visitent les villes lors des festivals. Plus besoin de penser, il suffit de suivre le programme.
Parmi ces vacanciers, nombre de ceux qui jamais ne mettraient les pieds à Disney Land se rendent en Corse fin octobre pour assister à Calvi au festival du vent. À l’instigation de quelques amis, je m’y suis retrouvé cette année.
À l’entrée de la ville, entre la rue principale et une voie ferrée où couine de temps en temps une micheline, se dresse un petit village qui aligne des tentes avec boutiques bio et stands de démonstration de quelques économiseurs d’eau (qui ne seraient vendus nulle part ailleurs) ou de leds (présentées comme source de lumière idéale en oubliant de préciser qu’elles présentent un risque photochimique pour l’œil, en particulier des enfants).
Je suis d’ailleurs accompagné de mes enfants. Alors pas facile d’assister aux spectacles jusqu’aux bout, encore moins de nous rendre aux conférences. Nous glandons sur la plage près des trapézistes. Le paysage est sublime, pourquoi s’en priver.
À un moment donné, j’atterris tout de même à l’hôtel Balagne pour écouter Yves Cochet. J’ai l’impression d’entendre un discours vieux de 30 ans et qui n’aurait pas été mis à jour. Trois choses m’ont fait simultanément bondir.
L’humanité serait une
Cette affirmation vient au moment même où les généticiens découvrent que sans doute certains d’entre nous possèdent en eux du néanderthalien et d’autres pas. Au moment où nous avons plus que jamais besoin de diversité parce qu’elle implique plus d’intelligence collective, comme je le montre dans L’alternative nomade. Non, l’humanité n’est pas une mais la somme de chacun d’entre nous, un assemblage monumental de particularités.
Telle est l’idée qui devrait prévaloir : celle d’une humanodiversité. Nous avons besoin du dissemblable et de l’altérité pour nous protéger contre le mimétisme et la dictature qui est son penchant le plus immédiat.
Nous ne pouvons pas nous réfugier derrière une égalité idéale qui n’existe pas. Au contraire, nous devons apprendre plus que jamais à accepter l’autre tel qu’il est.
Cochet ne pensait pas à mal, mais les glissements sémantiques sont dangereux. Dans la bouche des écologistes, ils me font frémir de plus en plus souvent. On ne peut pas s’inquiéter de la perte de la biodiversité et ne pas s’inquiéter de la perte d’humanodiversité. Ce combat est tout aussi vital. Pour moi, il est plus important. La survie de l’humanité n’a d’intérêt que dans un plus d’humanité, non dans son asservissement à une nature elle aussi idéalisée.
Le coût du progrès serait exponentiel
Cochet a expliqué que les efforts technologiques pour augmenter le productivisme en agriculture coûtent au final plus cher que le gain en productivité généré, surtout si on prend en compte les externalités. Le propos est si général que je traduis par « Le progrès est une chimère. »
Je suis d’accord avec cette affirmation. Chaque fois que je me retrouve à Paris prisonnier d’un bouchon, pire dans un RER surchargé, je ne peux m’empêcher de me demander comment des êtres humains peuvent accepter quotidiennement une telle torture.
Nous savons que la société de consommation n’apporte pas que du bon. Que le temps gagné en un endroit implique souvent un temps plus grand perdu ailleurs. Mais il faut se garder de généraliser.
En informatique, par exemple, nous sommes toujours accrochés à la loi de Moore qui prédit une croissance exponentielle du nombre de transistors, donc de la puissance des processeurs. Le coût du progrès dans ce cas n’augmente pas, il ne cesse de diminuer.
Un jour, certes, la courbe s’infléchira. Cette technologie ne sera alors plus féconde et il faudra en changer. En agriculture, j’admets que dans de nombreux domaines on puisse avoir atteint ce plafonnement, sans parler des effets de bord désastreux. Mais il me paraît dangereux de condamner l’idée même de progrès en agriculture. Nous pouvons à tout moment changer de courbe, c’est-à-dire inventer de nouvelles technologies qui nous conviennent mieux. D’ailleurs, nombre de techniques bio sont issues de la technologie (comme les procédés pour économiser l’eau ou auto-fertiliser les sols – je ne suis pas un expert). Il y a une grande différence entre un développement précautionneux et un refus du développement.
L’autonomie alimentaire
Cette dernière tentation me paraît la plus perverse car a priori la plus logique, la plus immédiate, la plus naturelle. Si nous ne consommons que les produits issus d’une agriculture de proximité et de saison, nous réduisons le coût des externalités. C’est vrai, je ne le conteste pas.
En revanche, un nouvel effet de bord survient. En m’approvisionnant uniquement dans mon voisinage, je coupe des liens à longue distance, par exemple avec les producteurs de bananes de la Réunion. Aujourd’hui, je suis interdépendant avec eux. Inconsciemment, je tisse un réseau de liens à l’échelle planétaire, je participe à la complexification globale de l’humanité.
Comme je l’ai montré dans L’alternative nomade, cette complexification s’accompagne d’un accroissement mécanique des libertés. Chaque fois que nous coupons un lien longue distance, nous allons vers la simplification, donc donnons plus de chance à la dictature de s’installer.
En consommant local, nous remplaçons des liens globaux par des liens locaux. On pourrait croire qu’on perd d’un côté ce qu’on gagne d’un autre. Ce n’est pas le cas. Les liens sociaux de proximité favorisent l’ethnocentrisme. Ils renforcent le groupe par rapport au monde extérieur et nous savons ce qui se produit quand des groupes fortement soudées vivent à proximité les uns des autres : ils finissent par s’entretuer.
Les liens de proximité ne sont bénéfiques que s’ils sont noyés dans une masse de liens distants. Alors bien sûr on peut couper certaines liaisons alimentaires, mais on doit dans le même temps, constamment, rétablir des liens longue distance d’un autre ordre, culturel par exemple.
Ainsi prôner l’autonomie alimentaire sans en parallèle prôner l’interdépendance culturelle, politique, technologique… c’est préparer le terrain à la dictature. Tel n’est pas le discours de Cochet mais son discours nous mène droit sur cette route si nous n’y prenons pas garde.
À Calvi, j’ai noté une tendance : se méfier de la science et de la technologie, mais utiliser les prévisions effectuées par les scientifiques à l’aide de cette même technologie pour se faire peur et tenter de nous faire peur. On ne peut pas d’un côté rejeter la technologie comme négative, puis se servir de cette même technologie pour défendre son argumentation. Les Khmers Verts ont besoin d’un alibi, la peur, pour nous pousser à agir. Je crois au contraire que nous devons trouvé d’autres motivations : le plaisir, l’épanouissement, le bonheur de vivre... Si nous nous servons de la peur, les gens ne réagiront que lorsqu’ils sera réellement trop tard.
Pour ma part, je me garde de définir ma position en me référant à des prévisions. J’agis en fonction de ce que nous savons aujourd’hui, non pas de ce qui pourrait advenir.
La science nous enseigne que nous effectuons des erreurs, nombre de ces erreurs ne seront corrigées ou dépassées que grâce à la technologie. Et puis une erreur, une fois actée, n’est pas nécessairement une catastrophe. C’est souvent l’occasion d’aller de l’avant. Il ne s’agit pas de faire des conneries volontairement mais de chercher comment dépasser celles que nous identifions. Nous ne devons négliger aucune solution, surtout pas technologique.
À Calvi, j’ai eu l’impression de pénétrer dans une église. Tout le monde répétait un discours dont tous étaient conscients jusqu’à la moelle. Personne ne sortait du crédo, personne ne tentait d’aller plus loin que le dogme établi. On ne cherchait qu’à le consolider, surtout pas à saper les fondations et à se mettre en danger. À ce moment, on passe de l’investigation à l’idéologie. J’ai alors regretté de ne pas avoir connu les premiers festivals de la fin des années 1990.