Thierry CROUZET
Interdire, c'est libérateur… même en écriture
Interdire, c'est libérateur… même en écriture

Interdire, c'est libérateur… même en écriture

C’est un papier sur la littérature, mais je le commence par une leçon adressée aux ultralibéraux qui ne me trouvent pas assez libéral à leur goût.

Quand nous nous déplaçons en voiture, en vélo, en moto et même à pied, nous respectons plus ou moins le code la route. Nous nous soumettons à cette contrainte parce qu’elle réduit les risques d’accident. Quelques règles de bonnes conduites nous libèrent, étant entendu que morts nous ne sommes plus libres. Une règle n’est pas nécessairement privative (même si bien sûr elle peut aussi l’être).

Quand on laisse un système totalement libre, il peut engendrer des aberrations. Sur les réseaux, on a la fameuse loi : The winner takes it all qui nous donne des Google, des Facebook, des Apple… J’ai beau être libéral, cet état de fait me dérange. Parce que je sais que plus on a de pouvoir, plus on en veut et qu’ainsi la dictature pointe son nez.

Pour maximiser notre liberté sur le réseau, il faudrait empêcher que The winner takes it all. Cela pourrait se faire à l’ancienne, avec des lois coercitives que j’ai tendance à réprouver, mais aussi par une action individuelle de type boycott. Cette contrainte serait libératoire.

J’en arrive à la littérature. Quand j’ai écrit La Quatrième Théorie sur Twitter, j’ai contraint mon style, je ne l’ai pas bridé, je lui ai ouvert de nouvelles possibilités qui d’habitude m’étaient interdites. Pour essayer d’évaluer l’influence réelle de la contrainte, j’ai bidouillé une Web app qui évalue la répartition des phrases d’un texte en fonction de leur longueur. Pour le tester, j’ai commencé par deux classiques qui m’ont beaucoup influencé, puis j’ai pris des textes que j’aime bien, puis je me suis attaqué aux miens.

Proust, Du côté de chez Swan

Ce graphique assez plat nous montre que Proust utilise des phrases de toute longueur. C’est un auteur à très large spectre. Pas étonnant pour un maître du pastiche.

Flaubert, Salammbô

Graphique plus compact. Plus de retenue dans la longueur. Mais comme chez Proust, les phrases entre 40 et 80 caractères de long sont les plus fréquentes.

François Bon, Autobiographie des Objets

Graphique très proustien chez François, ce qui n’est pas une surprise. Il se revendique de la phrase ample. Et d’ailleurs, son pic de longueur s’établit plus loin que ses deux illustres prédécesseurs.

Stéphane Michaka, Ciseaux

Graphique très resserré. En fait, ce livre aurait pu être écrit sur Twitter. Pratiquement aucune phrase ne dépasse les 140 caractères. Le pic de Stéphane se décale vers le bref, à l’inverse de François, pas surprenant pour un livre sur Carver et le minimalisme.

Ayerdhal, Transparence

Accroche tôt comme Stéphane, mais descente beaucoup plus en douceur, très harmonieuse, presque classique.

Crouzet, Le peuple des connecteurs

J’écris cet essai avant d’ouvrir mon blog, avant les réseaux sociaux, je suis adepte de la phrase ample. Ma stance moyenne est plus longue que celle de Proust et de Flaubert, équivalente à celle de François.

Crouzet, La Quatrième Théorie

Ce graphique diffère du précédent. Twitter comprime mon style, le ramène vers la brièveté. On retrouve la même silhouette que chez Stéphane, signature d’un style minimal et mitraillé. Et comme par hasard, on a la même éditrice chez Fayard.

Crouzet, Ératosthène

Sur ce livre achevé en octobre dernier, mon style s’est à nouveau épaissi, sans pour autant retrouver son épaisseur initiale. Le voyage en twittérature m’a marqué durablement.

PS : Vous m’avez demandé d’autres courbes, ça continue sur un autre billet...

Thierry Crouzet @ 2012-12-06 16:02:35

Interdire, c’est libérateur… même en écriture http://t.co/qyNc1Ond

Simon Tripnaux @ 2012-12-06 16:17:27

Interdire, c’est libérateur… même en écriture http://t.co/E5VBj8lA

Neil Thomas @ 2012-12-06 17:09:11

RT @crouzet: Interdire, c’est libérateur... même en écriture http://t.co/Fd1J80qR

Double X @ 2012-12-06 18:35:04

Ces graphiques sont faussés par les dialogues.

Pour Proust, si tu trouves une si grande proportion de phrases à moins de 140 caractères, c’est à cause des dialogues.

Qui ne sont pas la partie la plus forte du texte, celle qui reste en nous.

Les essais de dramatiques radiophoniques adaptés de Proust sont très mauvais, parce qu’ils retiennent surtout les dialogues et l’action. Le charme de Proust, qui réside dans la voix narrative (à longues phrases) disparaît.

Cela change beaucoup de choses, parce que ton graphique laisse entendre qu’une grosse partie de Proust tiendrait sur Twitter, alors qu’il n’en resterait que des suites de dialogues trop faibles pour faire un grand roman formateur.

(En somme, en graphique aussi, il faut se méfier de ce qui apparaît majoritaire. L’essentiel vient parfois des minorités, comme la colonne vertébrale soutient tout ce qui s’y attache, qui serait informe et non fonctionnel sans elle.

Twitter exclut trop radicalement tout ce qui dépasse 140 caractères. Même si cette limite semble absorber la plupart des phrases, ce "semble" est trompeur, quand on enlève les bouts de dialogue.)

Thierry Crouzet @ 2012-12-06 18:43:42

Le graphique explique très bien ce que tu dis. Les phrases courtes chez proust, genre moins de 140c, représente juste 45,5% du texte. Alors que certains auteurs, elles représentent 100%. Le graphique décrit bien la spécificité de Proust. C’est le seul à jouer sur tous les registres, à avoir une gamme très étendue.

Double X @ 2012-12-06 19:06:11

En prenant une partie sans dialogues (l’ouverture), la phrase proustienne dominante comprend 320 à 340 caractères :

http://alarecherchedutempsperdu.org/ouverture.png

Tu comptes comme phrase un groupe avec point-virgule ?

(Beaucoup de point-virgules chez Proust)

Le problème de Twitter, n’est pas tant la phrase, que l’unité de récit ou de pensée.

Sur Twitter, on peut tout exprimer en découpant la pensée en phrases de moins de 140 caractères, mais cela oblige à multiplier les twitts. C’est cela qui est invivable.

Une phrase peut tenir en 140 caractères, mais une réflexion nécessite alors plusieurs phrases, plusieurs twitts.

Au lieu de partager une réflexion avec quelqu’un sous forme d’un bloc unique (comme un commentaire), on doit partager 4 ou 5 twitts.

Système idiot, qui aboutit à ce vide de fond sur Twitter, parce qu’on n’a pas envie d’utiliser 4 ou 5 twitts pour exprimer une seule pensée.

Marin Favre @ 2012-12-07 00:16:26

Interdire, c’est libérateur… même en écriture http://t.co/VRAs1Rmb

geneviève hebert @ 2012-12-07 07:56:35

RT @crouzet: Interdire, c’est libérateur%u2026 même en écriture http://t.co/QuJDjK8c

Thierry Crouzet @ 2012-12-07 08:43:48

Je coupe pas aux ;

Je vais analyser d’autres textes, les essais doivent sans doute avoir une courbe plus en gaussienne.

Double X @ 2012-12-07 12:22:26

Ce qui m’a trompé pour les ";", c’est que tu limites ton graphique aux phrases de moins de 620 caractères.

Dans Combray il y a au moins une phrase de plus de 2800 caractères. ("Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres... ")

Et bien sûr, la phrase n’est qu’une unité grammaticale, moins importante pour différencier les auteurs que le temps qu’ils consacrent à un objet.

Céline reprochait à Proust de trop expliquer.

Au fond, on se moque qu’un auteur utilise un point plutôt qu’un point-virgule ou une virgule.

Ce qui compte, c’est s’il cerne son objet longuement, ou s’il passe d’un objet à l’autre rapidement. Le vrai rythme est là. Le rythme de la pensée, pas le rythme grammatical.

Proust est long, surtout parce qu’il ajoute sans cesse des phrases autour d’un même objet.

Dans "Albertine disparue", les phrases sont courtes, mais Proust consacre des heures à un objet restreint : Mademoiselle Albertine est partie...

Dans le "Voyage", la séparation avec Lola est vite expédiée par Céline.

Thierry Crouzet @ 2012-12-07 13:33:04

La courbe intégrale sur le billet suivant:

http://blog.tcrouzet.com/2012/12/07/comment-obtenir-un-prix-goncourt/

Double X @ 2012-12-07 15:52:06

Le record mondial est sans doute Joyce : le monologue final de Molly Bloom dans Ulysse.

100 670 signes, avec un seul point et 7 sauts de ligne.

(En comptant ces sauts, on considère donc qu’il y a 8 phrases)

Il faut 720 twitts.

Ton filtre anti-spam ne permet même pas la copie ici. Trop long.

Joachim Séné @ 2012-12-08 08:03:22

LOL du jour : les commentaires des courbes de répartitions des longueurs de phrases chez Crouzet.

http://t.co/nNF28Agk

Christine Genin @ 2012-12-08 15:54:37

Interdire, c’est libérateur… même en écriture http://t.co/qyNc1Ond

competencesRH @ 2012-12-08 22:02:27

Interdire, c’est libérateur… même en écriture

http://t.co/63J0SObF

Georges @ 2012-12-31 14:52:50

Cher monsieur Crouzet,

je ne suis pas tout à fait d’accord sur "classique" au sujet de Transparence. Il faut regarder Bossuet. J’ai accès à peu de textes, mais je ne suis pas certain que la régularité de la courbe soit un critère de classicisme.

C’est chipoter ; quoiqu’il en soit ce petit jeu est d’un intérêt remarquable.

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