Thierry CROUZET
Le blog, une pratique dépassée
Le blog, une pratique dépassée

Le blog, une pratique dépassée

Je ne vais rien dire de neuf, peut-être justifier pourquoi je blogue peu, pourquoi l’envie me manque, pourquoi je rêve d’autres formes.

Nous avons souvent utilisé la métaphore de la maison. Le blog est un salon aux portes grandes ouvertes, mais où le propriétaire reste chez lui, avec la capacité de bannir des importuns.

Cette métaphore s’ancre dans la vieille logique du territoire physique. Le désir de propriété. D’un endroit bien à soi où on est le maître. Autant de notions, certes pérennes, mais aussi archaïques et qu’il est peut-être temps de dépasser.

  1. Parce que le modèle patriarcal bat de l’aile (et c’est une bonne chose).

  2. Parce que le désir de toute-puissance chez soi est tout aussi mégalo que le désir de toute-puissance tout court.

  3. Parce que le modèle hiérarchique est quelque peu limité dans un monde complexe (et parce que je dénonce ces limites depuis longtemps).

  4. Parce qu’un chez soi implique une adresse et tout ce qui va avec (démarchage commercial, espionnage, censure, pressions, attaques… autant de choses familières à beaucoup de blogueurs).

  5. Parce qu’un chez soi exige un entretien constant (mise à jour des logiciels, suivre les modes technologiques et esthétiques…).

  6. Parce qu’un chez soi exige du temps, et très vite des dépenses (serveur, domaine…).

  7. Parce qu’un chez soi encombre, attache, retient…

Toutes ces raisons me poussent à froncer des sourcils. Mon blog, hébergé sur mon serveur, est certes une sorte de caravane que je peux déplacer, mais il nécessite encore une grosse voiture pour le tracter. En comparaison, un blog hébergé sur une plate-forme est un appartement en location, dont les occupants peuvent être expulsés à l’approche du printemps (et dans ce cas, peu de temps pour faire ses bagages).

Le blog est donc au mieux une caravane. Il lui manque un moteur pour se déplacer tout seul. Capacité élémentaire de tous les animaux. Qui ont, entre autres, le don de faire des enfants, et pour les plus primitifs de se dupliquer eux-mêmes. Cette autre métaphore fait d’un blog un arbre stérile. Je préférerais le voir comme une amibe voyageuse et lubrique.

J’aime les livres parce que je peux les donner et les prêter, et parce qu’alors, même quand je les ai écrits, ils ne dépendent plus de moi. Ils se détachent peu à peu comme les enfants de leurs parents.

Donc ce n’est pas tant ce que nous publions sur nos blogs que la méthode de publication qui me chagrine, trop ancrée, trop matérialiste, trop fragile, trop compliquée…

Alors depuis des années, je développe wp2epub, un plugin pour WordPress, qui transforme toute ou partie d’un blog en ebook. C’est-à-dire un fichier qu’il est possible de donner, de copier, de modifier et même de vendre.

Les années blog
Les années blog

Avec la dernière version du plugin, j’ai généré une nouvelle édition de Les années blog que j’ai placé sur les librairies en ligne via immateriel.fr. D’une certaine manière, mon blog est maintenant un enfant comme un autre. Qu’un hacker casse mon serveur ou que j’oublie de payer mon hébergeur, le blog continuera de vivre, par-devers moi. J’ai coupé le cordon ombilical qui le retenait encore au monde physique. Il est devenu une créature autonome dans le flux.

Et j’aimerais à l’avenir me contenter d’envoyer ainsi des bouteilles à la mer numérique. Mon blog n’est qu’un lieu de génération, qu’un atelier, qu’un point de départ… cela me donne envie de le déshabiller de tout le superflux… encore du travail en perspective… mais rien encore de réfléchi, juste un désir auquel je dois donner forme, avec la conscience que l’empilement ici de billets n’a aucun sens, aucune pérennité, aucune résilience.

Et puis c’est un peu comme si on ne pouvait lire un livre que dans l’atelier de l’imprimeur. Pourquoi, dans l’océan numérique, nous sommes-nous enfermés dans des prisons dorées ?

Je suis heureux de bientôt sortir La quatrième théorie. Un esquif qui pourra rejoindre la flotte. Faire des livres, quelle que soit leur forme, me paraît soudain plus moderne que tenir un blog, simple officine dans la rue des boutiques obscures. Ce qui compte, c’est publier, partager, pas d’être maître chez soi.

L’Epub me paraît le véhicule le plus actuel. Tu le produis, tu le vends ou l’offres. Tu laisses les lecteurs en juger et le propulser. Tu n’es plus là pour lui donner une importance qu’il n’a pas. Pour jouer au parent qui admire son enfant. C’est dans la cour de récréation que tout se passe, pas à la maison.

Bien sûr, il manque plein de choses aux Epub actuels. Les commentaires qui se propagent de fichier en fichier. Les corrections et ajouts dynamiques. Je rêve. Publier un texte, le distribuer et que les lecteurs le voient s’allonger. Mais pas en venant le lire à une dresse fixe comme sur un blog, en le lisant chez eux, à l’intérieur même d’un livre toujours renouvelé (non, je ne veux pas réinventer le RSS, plutôt une entité quasi autonome).

Et paradoxe, pour parler de ce rêve, je passe encore par le blog… J’aurais aussi bien pu me contenter d’un lien vers le fichier Epub de ce billet ou vers la compilation des dix deniers. Reste à imaginer un projet d’écriture qui consisterait à envoyer une multitude de fichiers se promener.

On s’est trop focalisé ces dernières années sur l’accès. L’âge de l’accès. Je me fiche d’être personnellement accessible, trouvable, likable… Quand entrerons-nous dans l’âge de la liberté ? La liberté pour nous et nos productions. L’âge de l’accès, c’est le nouvel âge de l’emprisonnement. Nous devons vite le dépasser. Exister sans être accessible.

Pierre Fraser @ 2013-01-21 13:54:10

Il y a là matière à réflexion...

louisboel @ 2013-01-21 14:07:00

Thierry, J’ai souvent pressenti que, malgré ta connaissance "pro" des arcanes du web et des outils qui permettent d’y accéder et de le modifier (je sais que tu voudrais être "expert de rien" mais je te taquine) et mon ignorance crasse des mêmes outils, nous avons tendance à labourer des champs voisins (par le type de démarche - dans la tête) et même, parfois, à charruer librement là où l’autre, et beaucoup d’autres, sont déjà passés. C’est ce que j’appelle ma soif et mon respect pour le nomadisme. Et comme tu viens de très bien l’exprimer, c’est très lié à l’avarice "possessionnelle" et aux notions patriarcales d’autorité, de hiérarchie et de territoire. Ton point numéroté "2" ne pouvait pas ne pas me rappeler ce que je disais de l’ancien président de la république lorsque, son épouse du moment étant partie ailleurs, il déclarait à peu près aux médias: je suis le chef de ma petite famille et je vais prendre assez rapidement les mesures qui s’imposent (je ne me souviens pas des mots exacts!). J’en avais conclu, sur un blog, qu’il ne fallait surtout pas voter pour lui, sauf à être indécrottablement conservateur, voire rétrograde.

Toutes futilités qui devraient n’appartenir qu’à l’Histoire passée de l’humanité. (à suivre…)

Adrian @ 2013-01-21 14:57:57

Je crois que ce que tu dénonces là n’est pas le blog en lui-même, mais le Web. C’est l’organisation "client - serveur" qui pose problème, parce que les serveurs sont des points d’entrée et de centralisation qui amènent inévitablement ce que tu veux éviter (charges, lourdeur, dépendance). Dans une architecture "client - client", on perd quasiment immédiatement le contrôle sur ce qu’on créé, puisqu’une ressource va instantanément être copiée chez un autre, puis un autre, etc.

Je n’ai jamais étudié ni même utilisé les newsgroup, mais n’est-ce pas globalement ce que tu cherches ?

Pour finir, je me demande si le Web n’a pas tué l’innovation sur l’Internet. On créé des tas de choses pour le Web, mais finalement très peu pour l’Internet qui permet pourtant beaucoup plus de choses. Et d’ailleurs, l’arrivée des technos type WebRTC dans Firefox prouve que le Web essaye maintenant de se rapprocher d’Internet et de permettre aux clients de se parler entre eux.

Thierry Crouzet @ 2013-01-21 15:48:36

Je critique le blog en tant qu’officine... petit média centralisé, pas la démarche éditoriale qui consiste à dire ce qu’on pense (bien que la centralisation du blog influence ce qu’on pense et écrit dessus).

Les newsgroups sont décentralisés, oui, mais la notion d’objet type ebook n’y existe pas... bien qu’ils soient parfaits pour les faire circuler, au même titre que le mail et tous les autres outils sociaux.

antoine @ 2013-01-21 23:26:36

N’ayant qu’une pratique limitée de l’écriture (web) je ne suis peut-être pas bien placé (et sûrement naïf), mais je ne suis pas d’accord :

  • dans/sur un carnet qui parle de hiérarchie face aux autres ? l’idée est tout d’abord de fixer des idées, de laisser une trace, il ne faut pas oublier cette première idée ;

  • l’adresse, le serveur, l’hébergement, tout cela est important (http://www.la-grange.net/2012/12/26/web), faisons tout pour écrire des carnets transportables (le mieux fait 1,7Mo de fichiers HTML/CSS), oublions un peu les bases de données ;

  • offrons des noms de domaines et de l’hébergement : https://larlet.fr/david/blog/2012/utopie-dystopie/ ;

  • je pense qu’un carnet (ou blog) est un juste lieu d’écriture, l’ePub n’est que la compilation figée des billets ;

  • disposer de centaines de fichiers ePub de blogs des uns et des autres... quelle tristesse face au Web, et surtout quelle galère à gérer (versions, recherches, liens entre ces fichiers) ;

  • lire hors ligne ? je dois avoir une quinzaine d’onglets ouverts depuis plus de dix jours, j’ouvre l’écran et je lis sans connexion (je pratique pas mal le train) ;

  • et le plus important, comment suis-je arriver ici ? Parce que David en parlait (ni moteur ni réseau social) : https://larlet.fr/david/blog/2013/blogs-epubs/

  • moi aussi j’aurai dû faire autrement : écrire un billet plutôt que laisser un commentaire.

Thierry Crouzet @ 2013-01-22 07:52:36

-Dans un carnet, tu n’as pas de visiteurs. Si par hasard tu as des lecteurs, c’est dans un temps décalé, hors de ta juridiction... tu ne peux pas faire ce que nous faisons, commenté (et c’est dommage). Donc pas de position hiérarchique.

-Les bases de données sont aussi transportables que le HTML. Le blog caravane, comme le mien, est mieux que le blog locatif sur une plate-forme. J’ai souvent parlé de cette exigence et de celle d’avoir son domaine (c’est mieux, mais encore trop attaché au vieux monde physique comme je le disais plus haut).

-Blog comme atelier, oui, rien d’autre pour moi (c’est bien ce que j’ai dit).

-Epub c’est un blog mobile... et le fait qu’il soit figé aujourd’hui, pas de commentaire par exemple, n’est qu’une limitation provisoire. Les fichiers epub sont en train de devenir cherchables par google. Donc accessible autant que les contenus Web.

-Internet n’est pas le Web. Il faut investir internet, pas se limiter au Web.

-Et n’oublions pas qu’accessibilité et localisation implique vulnérabilité par les temps qui courent... Un des sujet de mon prochain roman, La quatrième théorie.

blookeur @ 2013-01-22 15:43:15

le débat est peut être ailleurs. Ecrire est un acte personnel qui a été davantage visible avec les blogs : l’écriture qui était auparavant "hors ligne" s’est déplacé en ligne. Les réseaux sociaux ont démultiplié les "auteurs". Tout le monde à quelque chose à exprimer et a souhaité se lancer dans l’aventure. Conséquence : le nombre de blogs et de blogueurs a augmenté. Le blog permet de s’exprimer. Le livre permet de classer, ordonner, hiérarchiser et surtout garder une trace. Le livre du blog peut valoriser le blog. Bravo pour l’initiative et le développement.

  • Nous avons eu une démarche similaire avec blookup.com qui permet justement de transformer son blog en livre. Parce que l’écriture doit être multi-supports et qu’entre le blog, le livre papier et l’ebook, la perception est différente....
oscilatio @ 2013-01-23 11:59:05

J’adore ta phrase "Ce qui compte, c’est partager, pas d’être maître chez soi." Les outils ne sont que le reflet des modèles mentaux a partir desquels nous agissons. En fonction de notre évolution, individuelle et collective, nous serons capables (et tu le fais déjà) d’inventer de nouveaux outils reflets de notre nouvelle compréhension du monde. It’s a long way...

Old @ 2013-01-25 12:25:42

"Blog comme atelier, oui, rien d’autre pour moi"

Le paradoxe c’est que tu dis préférer la correspondance de Flaubert à ses oeuvres.

Dans le même temps, tu accordes plus d’importance à tes livres qu’à cette forme de correspondance en ligne qu’est le blog.

Et si le lecteur ne te suivait pas, préférant, comme toi pour Flaubert, l’atelier quotidien à l’oeuvre ?

J’ai lu toutes tes notes de blog depuis 2006 environ, au quotidien. Je ne lis pas tous ces livres que tu enchaînes ces derniers temps, parce que cette forme "livre" a quelque chose de glacé et d’enfermé, un univers clôt sans conversation possible, une régression sur la pratique du blog.

Le "plaisir Crouzet" est pour moi inséparable de la forme blog, et c’est beaucoup moins un plaisir depuis que sont éteintes les conversations, parties les Charlie (qui a changé mon horizon politique, mine de rien, en quelques années), et autres Henri A.

Puis, en retournant à la forme livre, tu entres en concurrence avec des géants (il y a plus de grands livres à lire ou relire, que de bons blogs publiant du contenu original.)

Thierry Crouzet @ 2013-01-25 17:05:40

Note bien que c’est ni l’atelier ni la conversation que je critique mais l’ancrage serveur, cette localisation presque physique du blog... C’est bien une question de format... et donc de ce qu’il induit.

Et j’ai un regret du temps où on discutait tout les jours ici. C’est une époque derrière-nous. Je ne la retrouve pas ailleurs. Mais tout cela ne pourra que renaître sous une autre forme, et ça passera par un autre format.

C’est le manque d’idée de ce que ça pourrait être qui me chagrine, et aussi le refus de revenir sans cesse sur les sujets déjà labourés.

Faut que j’écrire un billet analogique avec ce que j’ai vécu 20 ans plus tôt avec le jeu de rôle.

Tu devrais tout de même lire baby-foot... :-)

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