Thierry CROUZET
Le livre augmenté est une impasse marketing
Le livre augmenté est une impasse marketing

Le livre augmenté est une impasse marketing

Je suis peut-être fermé, mais je n’ai jamais cru à cette idée du livre enrichi de vidéos et de musiques, à ce livre vaguement interactif pour tablette, dont on nous rebat les oreilles quand on évoque l’avenir du livre.

À tout nouveau média correspond une nouvelle écriture.

Je ne pose pas ainsi un théorème, plutôt une intuition, généralisée à partir de quelques exemples. Le cinéma a engendré l’écriture cinématographique. Le numérique a engendré la programmation.

Les supports pour l’écriture ont toujours associé textes et images, avec des proportions variables, allant du 100 % texte au 100 % image, avec des genres hybrides comme la BD.

Le Web, clonage du print, s’est inscrit dans cette tradition. Nous ajoutons parfois du son ou de la vidéo pour illustrer, mais jamais, ou presque, nous n’aboutissons à une fusion organique. J’admets que quelques œuvres d’exception puissent émerger, comme il existe des livres pour enfants avec sensations olfactives, tactiles, auditives. Mais elles resteront marginales, parce que l’écriture propre au numérique est la programmation, parce que les œuvres programmées s’appellent les jeux vidéo (ne pas confondre avec les apps). Alors, oui, dans ce cas, on parle d’une nouvelle alchimie, d’une nouvelle écriture, d’une fusion entre des formes jusqu’alors séparées.

À mon sens, nous disposons aujourd’hui de quatre grandes écritures esthétiques, où le livre enrichi n’a pas de place :

  1. Graphique (du texte à l’image sur tablette, parchemin, livre, photo, magazine, web, ebook…).

  2. Auditive (de bouches ou d’instruments à oreilles, sur disque, à la radio, sur le Net…).

  3. Cinématique (qui commence avec la sculpture et le théâtre, se joue à l’opéra, sur film, sur vidéo, sur le Net…).

  4. Interactive (jeux de rôle, numérique…).

Le livre enrichi tel qu’il est aujourd’hui imaginé n’est ni plus ni moins que du web, qui lui-même a succédé aux premières applications interactives et hypertextuelles sur CD-ROM. Parler de livre augmenté, c’est donc un truc marketing pour vendre ce qui jusque-là était diffusé gratuitement en ligne. À l’écriture graphique, on ajoute quelques add-ons des autres écritures, mais on n’invente pas une nouvelle écriture. Tirer plus loin le livre ce serait le pousser vers les jeux vidéo, le faire basculer dans un autre art.

Pas plus qu’au livre enrichi, je ne crois au livre interactif, à la lecture non linéaire. J’ai expérimenté de ce côté, en prenant rapidement conscience que c’était tout simplement chiant par rapport à ce que nous connaissons dans les livres classiques ou les jeux vidéo. Le texte est par nature linéaire. On peut le picorer par fragment, sauter des passages, revenir en arrière, tout cela doit être laissé à la discrétion du lecteur.

Bien sûr, encore une fois, on peut s’amuser à construire des installations interactives, mais on ne rivalisera jamais ainsi avec les classiques de la littérature. Et puis, pour les programmeurs de jeux vidéo, ces livres dont vous êtes le héros 2.0 crient au grand jour la non-maîtrise de m’interactivité et une tentative maladroite de la singer.

Quand nous lisons un texte, surtout quand il commence à s’étendre sur plusieurs pages, quand sa musique nous envahit, notre cerveau réagit comme si nous vivions nous-mêmes ce que nous lisons. Cette puissance propre à l’écriture linéaire ne peut être battue que par des écritures concurrentes, qui elles aussi nous plongent en immersion totale.

Au contraire, le greffage d’add-ons casse l’immersion, sans réussir à nous projeter ailleurs. Ce n’est qu’un truc pour les amateurs d’art contemporain qui ont oublié que notre modernité est dans le code ou dans les formes plus anciennes qui se l’approprient comme sujet, méthode de production, de distribution…

Le code est central à notre temps.

Même quand nous produisons un texte linéaire, nous passons par le code.

Écrire des livres, composer des symphonies, réaliser des films, programmer des jeux vidéo, il faut choisir.

Valery @ 2013-03-23 12:22:48

C’est marrant parce que justement je me suis souvent posé la question : est-ce que ça ne marche pas parce que c’est naze par essence ou au contraire juste un copier-coller raté du papier et/ou du web.

Quand tu dis "on ne rivalisera jamais ainsi avec les classiques de la littérature." c’est surement vrai pour des lecteurs de ton âge (ou du mien hein). Mais le jamais me gêne parce que ben je n’ai aucune idée de ce que pourront accepter nos petits-enfants. Peut-être que justement la lecture linéaire leur sera devenu insupportable et que l’objet littéraire réellement enrichi leur paraitra incontournable.

Bref, tout à fait d’accord pour les 20 ans à venir mais après...

Thierry Crouzet @ 2013-03-23 12:58:53

Dans le non linéaire, ils ont le jeu vidéo, insurpassable. On peut y créer des jeux débiles, comme des merveilles. Le livre, c’est le domaine du linéaire, comme les autres écritures pré-numériques. Elles vont sans doute perdre de leur importance en même temps que le numérique se déploiera, mais je ne crois pas une seconde au livre augmenté. dans 20 ans, on en sera aux expériences de projection mentales :-)

Valery @ 2013-03-23 13:49:50

Ah voilà. J’avais peut-être mal compris. Pour le linéaire, le livre restera la référence mais justement parce que le linéaire est à comparer à la musique classique au début 20ième.

Sophie Deniel @ 2013-03-24 14:33:11

Et bien voilà de quoi débattre au futur du livre décrypté à Chenôve ^^

Je ne suis évidemment pas du tout d’accord avec ce sectarisme des catégories d’écriture...

Je pense qu’aujourd’hui, au contraire, grâce aux nouvelles technologies et aux écrans mobiles, nous avons la chance de pouvoir expérimenter de nouvelles formes d’écritures tout comme de lectures !

On peut mélanger les arts de l’écrit, du jeu, du film, du web temps réel dans une même oeuvre et conserver en prime la forme papier.

BangO @ 2013-03-24 14:53:13

Hum, rien contre linéarité, rien contre enrichi... Mais j’aimerais quand même quelques exemples parce que la pensée logique est quand même très limitée à certains égards dans ce billet d’opinion.

Ça fait plus gourou, voire ayatollah, que réfléchi, et ce n’est pas forcément la première fois sur ce blog... Et au final ça n’apporte rien mais ça fait passer une brise de vent chez les non-connaisseurs...

sophie Deniel @ 2013-03-24 15:00:19

ça fait juste 6 ans qu’on y réfléchit et qu’on teste avec des éditeurs et des auteurs ...

Jean-Francois @ 2013-03-24 18:39:12

Je vais essayer de faire court. L’autre jour, un éditeur que je ne nommerai pas annonce tout fier que son ePub est enrichi : enrichi d’une vidéo de l’entrevue de l’auteur ! En quoi cela est exceptionnel ? Qui plus est ce ePub enrichi d’une simple vidéo de l’entrevue de l’auteur ne peut-être lu que sur iPad ! Voilà où nous en sommes quand on nous parle de livre enrichi. Je me refuse, en tant qu’éditeur numérique dont j’assume pleinement le choix, de produire des fichiers ePub uniquement disponibles dans un seul canal de vente et lisible uniquement sur un type de support. Ce n’est pas comme cela que je conçois la lecture numérique et je suis très attaché à la notion d’interopérabilité de nos fichiers : je n’ai pas à obliger un lecteur à lire sur tel ou tel support plutôt qu’un autre ou à aller sur telle ou telle librairie en ligne plutôt qu’une autre. Je persiste et signe en disant que même si j’ai choisi de lire uniquement en numérique sur ma liseuse ou ma tablette, je souhaite lire un roman de façon linéaire, point. Que de rajouter des "effets spéciaux" n’apportent rien de plus et surtout n’attirera pas de nouveaux lecteurs comme on voudrait nous le faire croire. Le mec qui n’aime pas lire et bien il ne lire jamais et le mec qui adore lire, ils ne veut pas que sa lecture se transforme à un peudo Angry Birds. On a déjà du mal à avoir des fichiers ePubs basique de qualité, on a déjà du mal à convaincre les éditeurs à faire des fichiers ePubs pour 80 € et on voudrait nous faire croire qu’ils vont investir des milliers d’euros pour faire ePub 3 pour un marché du livre numérique qui n’existe pas. Non, mais faut garder un minimum la tête sur les épaules.

Thierry Crouzet @ 2013-03-24 19:59:27

Vous réfléchissez depuis six ans, moi depuis 20. C’est pas le durée qui compte, mais les résultats auxquels on aboutit. Oui, on peut faire des choses, ont-elles plus d’intérêt qu’un site Web ou qu’un jeu vidéo? C’est ça la question. Certains mélanges n’ont aucun intérêt (d’une manière générale j’aime pas les mélanges).

J’attends toujours qu’on me montre un livre enrichi qui ne soit pas autre chose qu’un mauvais livre ou qu’un mauvais jeu vidéo (et je ne parle pas d’un livre illustré).

Je suis ouvert, montrez-moi et je changerai d’avis.

Grégory @ 2013-03-24 20:09:45

Bonjour,

Article des plus intéressant ! En effet, je lis aussi de manière linéaire, sur un livre papier, sur ma liseuse, sur ma tablette ou sur mon ordinateur.

Mais ... Certaines expériences me plaisent bien comme "Samedi Soir, Dimanche Matin" (http://www.bookbeo-editions.com/boutique) et surtout quand je regarde lire mais enfants je ne suis pas certain qu’ils soient accrochés à la notion de linéarité :) Nous lisons pas mal d’histoires qui melent du texte, des vidéos, des sons ... Mais est-ce toujours des livres ?

Grégory

Old web @ 2013-03-25 00:32:27

ça rappelle Owni dont le slogan était "News, Augmented".

C’est à dire qu’ils faisaient comme les autres, mais avec un nouvel enrobage dans le slogan, pour les gogos.

Comme ça n’a pas marché, le fondateur est parti faire la lèche à une valeur sûre, Apple, en se mettant au service du système le plus fermé au monde, le plus contraire à la liberté, qui ramène le Web au temps du minitel, système centralisé et pompe à fric.

Et il faudrait s’émerveiller de pouvoir faire une carte postale pourrie sur un Ipad, quand on pouvait construire des supers sites sur le bon vieux Web ouvert d’autrefois, celui d’avant Apple et autres tactilize.

François Blondel - VisiMuZ @ 2013-03-26 16:23:48

Bonjour

qu’il est désagréable (pour moi) d’être en désaccord avec cet aréopage. Mais je vais essayer d’apporter ma pierre.

1) Quand on parle livre le plus souvent, on restreint cette idée à roman ou essai. Mais un livre de photos, un livre d’art, un livre de cuisine, un dictionnaire ou...un guide de tourisme sont aussi des livres. Et j’approuve la plupart des commentaires lus plus hauts si on restreint la notion de livre à "roman ou essai" (avec un début ou une fin, il n’y a pas de début ou de fin dans un livre de cuisine ou un dictionnaire)

2) augmenté ? ou enrichi ? La notion de réalité augmentée a une autre signification, que celle utilisée pour l’ajout de videos ou de son dans un livre, et sert souvent pour reconstituer virtuellement un passé disparu. Pour faire court, je préfère qu’on parle de livre enrichi plutôt qu’augmenté.

3) De quels enrichissements parle-t-on ? Je partage l’avis couramment émis ci-dessus vis à vis de la vidéo ou du son. Pour une raison simple que je n’ai pas lu plus haut. Le son et la video stimulent d’autres sens (l’ouie) et il n’est pas possible de faire de l’écoute rapide, alors qu’on sait depuis longtemps faire de la lecture rapide.

Mais.... il y a longtemps que la navigation non-linéaire existe dans les livres, longue discussion que j’ai eue avec Vincent Demulière il y a peu. Et je suis prêt à montrer à Thierry Crouzet les intérêts de la navigation non linéaire, par exemple dans nos guides VisiMuZ pour adapter sa lecture aux salles du musée dans l’ordre dans lequel on les parcourt et non dans l’ordre imposé par les pages du guide, mais aussi dans les ouvrages scientifiques pour aller directement à l’annexe et en revenir par exemple, ou encore dans certains de mes livres de la Pléiade, dans lesquels je passe mon temps avec 2 signets à aller du texte aux notes, des notes au texte.

En conclusion de ce trop long commentaire :

OUI aux livres enrichis

a) quand ils simplifient la compréhension et la connaissance, donc en les réservant à certains domaines ou certains ouvrages

b) à condition de ne pas confondre avec la video ou le son qui sont d’autres objets conceptuels que le livre

et NON au globi-boulga

Thierry Crouzet @ 2013-03-26 16:50:20

On parle de livres, pas de guide... il y a aussi des dictionnaires interactifs. :-) Même Wikipedia.

J’ai pondu un guide interactif du web en 1998.

Pour ce domaine je suis d’accord, mais avoue que le texte n’a plus beaucoup d’intérêt.

Pour moi quand le texte est plus la matière première, on n’est plus dans le livre. Dans les jeux vidéo aussi il y a du texte parfois. On dit pas qu’un jeu est un livre augmenté, ou un livre un jeu diminué.

Oui, j’accepte la proposition :-)

Sabine Barbier @ 2013-04-29 16:29:03

Je viens de corriger un livre "enrichi" ou "augmenté" (dans ce cas précis, les deux mots conviennent tout à fait). Il s’agit d’un recueil de nouvelles sur un thème bien précis. A la fin du recueil, un annuaire interactif, des liens afin que les personnes concernées aient accès directement aux informations.

Je pense sincèrement qu’un tel livre est très utile. Publié uniquement en version papier, il y aurait une perte de temps pour trouver les informations désirées, là les lecteurs allient plaisir de lire, utilité et rapidité.

Il ne faut pas rejeter systématiquement les nouvelles façon d’agir, c’est ainsi que chacun peut trouver ce qui lui convient le mieux. Quant au fait qu’un non-lecteur ne deviendra pas lecteur par ce système, je n’en suis pas convaincue du tout !

Sabine Barbier @ 2013-04-29 16:30:57

Désolée, je ne me suis pas relue et voilà, un oubli de frappe : façonS bien entendu !

Thierry Crouzet @ 2013-04-29 16:55:09

je ne parle pas de ce genre d’augmentation... il y a des liens dans les ebooks depuis toujours (comme sur le web et c’est bien naturel). Je pense aux tentatives qui veulent faire des ebooks plus que des livres, presque des applications... et alors je dis qu’il faut plutôt faire des jeux vidéos, et pas utiliser la notion de livre.

Visibilité
Newsletters Me soutenir