Nos vies s’émiettent en une multitude de fragments. Nous sommes de chair et de code, nous sommes un corps ancré et un esprit qui surfe sur le Net, nous sommes assis sur notre chaise de bureau et en même temps penchés à plusieurs fenêtres. Le livre en tant qu’espace immersif est un anachronisme. Il nous dénie le multitâche, il nous redonne un arrière-goût du temps d’avant, il ne réussit pas longtemps à nous éloigner de notre hypermodernité. Nous replongeons bien vite dans le flux, avec cette incapacité chronique à recoller les morceaux.
Cette vie me rend malheureux parce que je suis un homme issu d’un temps ancien, de garrigues au-dessus de la mer, où le mistral agite les corolles des asphodèles, où je peux m’allonger des heures sans ne rien faire. Je devrais parler au passé, avouer que malgré mes efforts répétés je n’arrive pas à regagner ce temps. Alors pourquoi écrire des textes longs, pourquoi désespérément tenter de mimer ce qui ne peut plus être ? Parce que j’en ai besoin, au plus profond, parce quelque chose dans ma nature biologique n’a pas changé. Je ne suis pas une machine, malheureusement, et le temps des machines me demande de rivaliser avec lui, exigence que je n’ai pas la force d’assumer en toute lucidité. Alors je picore, un texte ici, un texte là, je perds tout sens cohérent du travail des autres.
Cette méditation surgit au croisement hasardeux au milieu de la nuit de deux lignes de pensée. D’un côté, je réfléchis à créer un feuilleton romanesque dont je publierais les épisodes sur mon blog. D’un autre, je lis Aux îles Kerguelen de Laurent Margantin. J’avais découvert des bouts de ce récit de voyage sur le Web, des fragments lors de leur publication quotidienne, sorte de photos tirées au sort dans un album.
Je constate que je suis devenu presque incapable de m’attacher avec rigueur à la continuité des autres alors qu’ils la vivent. Bien que moi-même sans interruption, il me devient impossible d’être les autres, d’être avec eux comme si j’étais dans un livre, leur livre. Alors publier un feuilleton, une fiction sérialisée, perd toute signification. Aucun lecteur ne s’imposera un rendez-vous avec moi. Ils continueront de débarquer par hasard sur mes pages, consultant presque par erreur leur fil RSS, cliquant sur une recommandation sociale, ou s’échouant après une recherche infructueuse.
Le journal de Margantin m’a ébloui sur le web mais j’y suis passé à côté la plupart du temps. En le retrouvant sous forme d’ebook continu, je lui trouve une forme classique, avec cette couleur d’entant qui l’arrache à notre présent. Je le lis comme le liront nos successeurs, curieux de nos œuvres, mais qui n’auront plus la possibilité de les savourer dans leur forme propre de bouteilles jetées à la mer du Web. Quoique, les moteurs les propulseront peut-être encore sur les pages originales, leur proposant un succédané de ce que nous avons ressenti, pour peu que le web lui-même garde une continuité que nos vies n’ont plus. J’en doute, l’ebook de Laurent restera probablement la trace d’un happening numérique, à jamais balayé par les ressacs du flux. Année après année de moins en moins de gens s’échoueront sur cette plage des Kerguelen sur laquelle les vagues auront effacé les mots et les images.
L’ebook est une sorte de tombeau. Le web à l’époque du temps réel est une rupture douloureuse avec la continuité de nos vies. Donner des rendez-vous n’a plus de sens à l’époque du surbooking (d’où l’inadaptation des fils RSS). Jeter au hasard des fragments revient à se déchirer. Nous construisons un monde où nous ne pouvons pas être heureux, mais un monde en dehors duquel nous ne pouvons pas vivre sans être malheureux. Faut-il alors accepter la discontinuité puis sa réédification imparfaite, partiale, artificielle ?
J’aimerais avoir une réponse. Je serais plus serein comme ces auteurs qui alignent des romans avec un début, une fin et un milieu. Des romans que seuls des lecteurs hors de notre temps peuvent apprécier. J’aimerais plonger avec délectation dans le temps long et produire une prose classique. J’aurais l’impression de ne pas vivre. Mais comment vivre ? Les lecteurs ont fait de nos œuvres des livres dont vous êtes le héros. Ils les effeuillent chacun à leur façon. Ils détruisent notre savante continuité. Ils s’en moquent. Elle n’a plus aucun sens. Nous ne sommes plus organiques, avec un destin de la naissance à la mort. Nous sommes simultanément présents, une singularité hors du temps.
Cette sphéricité du texte me laisse abasourdi. Je suis incapable de la penser, encore moins de la modeler. La continuité me crie de revenir dans son cocon douillet, de replonger dans le voyage de Laurent Margantin, d’y ajouter mes propres voyages. Elle crie pas assez fort, d’autres voix la brouillent, je ne sais pas quoi faire, alors je continue à avancer sur le fil tendu entre les deux falaises qui marquent les frontières des temps anciens et de l’avenir. Je vais tomber dans le gouffre, ma perche de funambule se charge d’un côté de la continuité, de l’autre de fragments interconnectés. Je suis incapable de choisir, incapable d’être franchement moderne, incapable de me réfugier sur les anciennes terres que la faille n’a pas encore rongées.