Thierry CROUZET
Facebook/Twitter : le syndrome de la barre d’immeubles
Facebook/Twitter : le syndrome de la barre d’immeubles

Facebook/Twitter : le syndrome de la barre d’immeubles

Je viens de participer à une émission de la Radio Suisse Romande où j’ai eu l’impression de passer pour un réactionnaire face aux Facebook/Twitter enthousiastes. J’ai cru entendre parler le Crouzet d’il y a dix ans, le Crouzet du Peuple des connecteurs ou du Cinquième Pouvoir, mais qui aurait oublié un point clé de sa pensée : le net n’est révolutionnaire que dans la décentralisation.

Quand tout le monde habite dans les mêmes appartements minuscules, aux murs peints de la même couleur, avec le même équipement électroménager, avec la même vue… on ne peut rien espérer de bon quant à la vitalité intellectuelle des habitants, à leur potentiel bonheur, à leur degré de liberté, à leur aptitude au changement… ou même tout simplement à leur attrait quand on les croise par hasard dans un couloir.

« Mais je parle avec qui je veux sur Facebook ?

— Non, tu ne parles qu’avec tes propres clones. Qu’avec tous ceux qui acceptent de vivre dans ta prison. Tu ne te rends même plus compte que ton environnement façonne insidieusement ce que tu es.

— Mais je peux en sortir.

— Combien de temps passes-tu à explorer la campagne alentour, à parcourir les routes secondaires ou les chemins communaux, à t’asseoir sur les places de villages et à rêver ? La vérité c’est que tu es de moins en moins curieux. Tu préfères aller où tout le monde va parce que c’est confortable.

— Mais on peut faire la révolution avec les réseaux sociaux.

— Tu crois que le monde a beaucoup changé en dix ans ? Oui, en fait, tu as raison : les riches sont toujours plus riches et les pauvres plus pauvres. Les réseaux sociaux n’y changent rien, peut-être même qu’ils nous confortent dans notre rôle d’esclaves lobotomisés.

— Mais dans le monde arabe ?

— Les démocraties tunisienne, libyenne ou égyptienne te font-elles envie ? On ne s’attaque pas en profondeur à la centralisation dictatoriale avec des services eux-mêmes centralisés. On peut un temps en avoir l’illusion pour vite déchanter (signe d’une grande immaturité politique). Un dictateur comme Ben Ali tombe, parce que ça ne pose pas de problème au centre de contrôle du réseau, situé dans un pays lointain (pays dans lequel il ne s’est encore jamais rien passé de socialement intéressant grâce au Net – voir l’échec du mouvement 99). En revanche, il devient impossible avec ce réseau, même à distance de son cœur, de créer autre chose que ce qu’il est vraiment : un système pyramidal. Une nouvelle dictature. Alors, oui, le Net nous aidera à changer le monde quand nous comprendrons que nous devons utiliser des services décentralisés, nous rencontrer dans des lieux décentrés, nous informer et nous divertir dans les lointaines campagnes périphériques que sont les blogs par exemple. En attendant, nous mimons sur le Net centralisé le pire de la TV

— Mais le lien social.

— Si échanger des photos de chat te fait du bien au moral, c’est que tu seras bientôt bon pour les antidépresseurs. On peut dire de quelqu’un qu’il est un ami quand il se manifeste au moment où tu as besoin de lui. Si tu es malade, si tu ne peux plus accéder à ta cellule sociale, tu verras combien de tes amis feront l’effort de venir te voir, ou ne serait-ce que te téléphoner. Rien n’existe hors de leur propre cage. Tu n’existes plus si tu ne t’éclates sur leurs murs pixélisés. Je l’ai expérimenté lors de mes six mois de déconnexion. Les amitiés sur les réseaux ne vivent que tant qu’elles sont activées. Elles n’ont pas l’étendue dans le temps de celles qui se signent par un pacte de chair… Et pourquoi pas une chair possiblement numérique, mais une telle chair se bâtit, comme une maison, comme une œuvre, loin de la route nationale. »

C’était un message de Thierry Crouzet Net Réactionnaire.

Palomar @ 2013-07-12 10:16:27

2eme ligne avant la fiin : "une telle chair se bâtie.." Batir verbe du 2eme groupe on ecrit se batit

Gérard Foucher @ 2013-07-12 10:18:15

Ouais, bien dit Thierry. Je me suis rendu compte de ça quand j’ai constaté, avec surprise au début, que ça commençait à lâcher du lest sur la monnaie...

La suite est encore plus subtile, et efficace !

Yves Michon @ 2013-07-12 10:22:24

Amicales pensées et merci pour cette position claire et [Net]te !

Damien Fayolle @ 2013-07-12 10:30:24

La chair numérique existe par la création de passages harmonieux , et je doute que l’autoroute Fayard en soit un. Au lieux de critiquer le centralisme de FB tu devrais réfléchir au centralisme que tu t’imposes à toi même... mais en bon ératosthènien je sais que tu te sous-estimes. Il nous faudra améliorer le ciment immateriel je serai patient. Bonne vacance

Thierry Crouzet @ 2013-07-12 10:37:37

@Palomar Merci...

@Gérard Totalement insidieux... faut pas rêver changer quoi que ce soit dans ces endroits, ils deviennent des lieux de normalisation.

@Damien Tu es injuste.

1/ je ne sacrifie rien du tout. La preuve je continue d’écrire ici.

2/ La quatrième théorie a d’abord été publiée sur twitter et sur un blog, puis en ebook par ma pomme avant d’arriver chez Fayard.

3/ Je travaille en ce moment à L’homme qui lave les mains qui sera distribué gratuitement en Creative Commons BY-SA je pense en octobre (je viens de terminer le premier jet).

4/ J’ai déjà donné à lire Ératosthène aux lecteurs qui me l’on demandé.

Je crois que je suis droit dans mes tennis...

Thomas @ 2013-07-12 10:53:56

Ça c’est bien dit.

"Totalement insidieux… faut pas rêver changer quoi que ce soit dans ces endroits, ils deviennent des lieux de normalisation."

Ça c’est carrément vrai.

Nom @ 2013-07-12 13:49:29

Sur le dernier point, est-ce que tu ne confonds pas le lien amical et le lien familial ?

Celui qui est toujours là, c’est le lien familial.

Je ne vais pas sur les réseaux sociaux pour trouver des "amis" qui m’aideront pour un déménagement, ou qui m’apporteront de l’aspirine si je suis malade.

Je suis toujours surpris d’entendre des gens dire qu’on n’a pas de vrais amis sur Facebook, parce que personne ne vient si l’on demande de l’aide pour déménager.

Si c’est cela, un ami, un simple robot disponible pour nous, ou un garde-malade...

Ce que j’ai trouvé en ligne, et que je ne trouvais pas dans ma famille, ce n’est pas des déménageurs, dont je me fous, mais des interlocuteurs de l’esprit, des co-créateurs qui m’ont fait passer des étapes, qu’on appelle cela des amis ou pas n’est pas l’important.

Les grands auteurs que nous lisons, sont des amis de ce type : des compagnons de l’esprit. Bien sûr Proust ne viendra pas nous aider pour un déménagement. Est-ce à dire qu’il n’est pas essentiel, que le rapport qu’on entretient avec lui ne compte pas ?

Nietzsche déjà trouvait ridicule cette conception étroite de l’amitié qui consistait à aller pleurer ensemble sur les ruines du Louvre incendié.

Thierry Crouzet @ 2013-07-12 14:22:52

Je suis d’accord avec toi... si tu parles de Net... j’y ai trouvé des amis selon ta définition, sur Facebook j’ai pu retrouver des amis, mais pas en créer de nouveaux... je vois mal comment des gens qui acceptent de s’enfermer pourraient devenir mes amis.

Damien Fayolle @ 2013-07-12 18:27:38

Je n’ai pas voulu être injuste, je théorise depuis longtemps sur les vertus de la centralisation que je vois comme le creuset de la résistance poético-philosophique et le génie de la langue. Penser que travailler pour Fayard c’est être décentralisé, voilà une chose que je trouve naïve. C’est peut-être parce que je suis un vieux parisien...toujours est il que l’édition en France est essentiellement parisienne et centralisée sinon tu n’aurais aucun intérêt à la fréquenter. Je ne crois pas à la globalisation car la langue est plus que jamais précise et intense.

Il y a le centralisme qui n’est pas mal en soi et le système monopolaire que tu dénonces à jute titre, ce n’est pas la même mécanique.

@+

Thierry Crouzet @ 2013-07-12 18:36:01

Je travaille avec Fayard parce que j’ai chez Fayard deux éditrices intelligentes... et quelles font avec moi un travail que personne ne m’a jamais offert sur le Web. Voilà où je vois mon intérêt.

Que l’édition parisienne soit centralisée, c’est un fait, mais c’est aussi une centralisation anecdotique à l’échelle planétaire.

La centralisation est un problème quand elle réduit la liberté. Parfois, elle peut l’accroître au contraire. Protocole TCP/IP sur le Net. Je combats la centralisation qui nous limite, exactement selon l’approche de Chomsky.

Damien Fayolle @ 2013-07-13 20:50:08

Ce n’est pas une centralisation si anecdotique que ça car il en va de la langue, je serai plus d’accord pour l’art contemporain qui lui est globalisé. L’édition actuellement est centralisé seulement du point de vue capitalistique mais elle n’a plus l’esprit de la langue, c’est ce qui peut donner l’impression qu’elle flatte les mouvements déclinants. Le secret du centralisme parisien c’est qu’il s’appuie sur l’édition bibliophilique, Gallimard n’a jamais été qu’un moment dans cette histoire. Un jour je te parlerai de Pierre Lecuire qui est un échec mais en même temps une promesse...Fayard pour moi c’est de la grande distribution c’est dire un cauchemar exactement comme FB.

Henri A @ 2013-07-14 08:15:48

Salut Thierry.

Pour ton premier commentaire, Henri A, sors de ce corps !

"Nom" ne serait-il pas cet individu qui a un prénom qui commence par un A qui fini par un E et ou il y aurait un Y au milieu ?

NOM @ 2013-07-14 14:27:16

Cet Henri, c’est l’homme à qui il manque, au NOM, une négation finale pour être une héroïne de Proust ?

Pour Facebook, il n’y a pas une si grande différence avec les blogueurs ou blogueuses dont le blog était sur Hautetfort et autres dépendances centralisées.

J’y trouve aujourd’hui le même type de contacts approfondis, et nouveaux, qu’autrefois sur les blogs. Mais cela n’a commencé qu’en renonçant à l’idée de faire de l’audience, et à tout contact avec les marketeux. Il faut commencer par publier soi-même ce qu’on aimerait lire chez les autres, pour voir surgir du bois des visages humains et des interlocuteurs dignes de ce nom.

Ferroul @ 2013-07-17 13:56:42

Les réseaux sociaux sont bien plus complexes que l’on ne l’imagine, on peut y débattre pendant des heures avec des arguments qui tiennent la route sur les aspects positifs et négatifs.

Je suis entièrement d’accord avec l’article, mais je pense que nous pourrions voir plus loin. Certes, tout le monde dit que les réseaux sociaux contribuent à notre démocratie, je suis d’ailleurs le premier à l’affirmer, mais ces réseaux contribuent aussi, pour moi, à se forger une opinion, à se créer une individualité, alors que j’ai l’impression que l’article insinue que toutes ces personnes sont d’égales à égales. Ça me rappelle le communisme ^^

Alors oui, un grand nombre de personnes fonctionnent à la manière d’une fourmilière, avec une multitude de statuts insignifiants, mais il y a aussi tous ceux qui ont surgi grâce au web (marre de répéter les mots réseaux sociaux, mais comprenez que je n’en sors pas, parce qu’il est vrai que "web" est trop vague :-), et qui n’auraient jamais évolués sans. Certains se sentent ainsi plus rassurés dans la société d’aujourd’hui grâce à ces figures de Facebook et Twitter qui transmettent tous les gestes du quotidien qui nous font hontes, mais qui sont bien normaux, et qui permettent de se sentir mieux par exemple. C’est un autre aspect de l’évolution.

Pour moi, les comptes sur les réseaux sociaux sont surtout des prétextes pour suivre ceux que l’on apprécie, qui réagissent différemment sur internet, et qui sont d’autant plus intéressants. Après, je suis le premier à critiquer Twitter et Facebook dans d’autres contextes, et le syndrome de la barre d’immeuble sera toujours un terme approprié pour certains, mais pas pour d’autres. D’ailleurs, est-ce péjoratif si au fond, tout cela est un prétexte pour suivre ceux que l’on apprécie, comme je le disais ? Car c’est justement tous ces gens NORMAUX qui peuvent à tout moment débattre avec des gens qui sont inapprochables dans la vraie vie. Et être normal a toujours été dans la nature humaine, pas qu’en virtuel, avec des personnes plus érudites que d’autres qui posteront ainsi des statuts "futiles". Et nous ne sommes pas tous comme ça ! Les individualités existent, et pour moi, la quantité des statuts ne veut rien dire, c’est normal que plusieurs vous lâchent à un moment donné, il faut miser sur la qualité et surtout sur son public, et les likes seront toujours au rendez-vous, même des années après.

Et je ne vois pas en quoi c’est un problème des réseaux sociaux, puisque la vraie vie réelle est exactement pareille. Lorsqu’une personne disparait durant longtemps, comme Salinger, il faut du temps aux médias et à la population pour s’y habituer.

Mais tout est une question de point de vue, cet article est vrai pour des cas, pas pour d’autres, il ne faut pas voir que l’aspect général.

Rémi

Thierry Crouzet @ 2013-07-17 14:05:12

J’ai parlé du lien entre net et individuation dans L’alternative nomade. Le Web peut nous aider à nous individuer, grandement, mais sans précaution il peut nous cloner!!! Je pense que les réseaux sociaux ACTUEL renforcent le clonage. Il faut donc en inventer d’autres.

Damien Fayolle @ 2013-07-17 17:31:59

Cela pourrait marcher si je pouvais habiter une tour de ton château, tout en aiguisant mon sens critique. C’est ce genre de paradoxe qui peut disparaître avec le net, où les cyborgs théoriciens peuvent tout se dire avec un certains courage, ce qui serait impossible ailleurs. Est-ce seulement souhaitable?

Thierry Crouzet @ 2013-07-17 17:42:27

Je ne sais pas prévoir l’avenir...

Damien Fayolle @ 2013-07-17 18:05:56

Pourtant si tu regardes les étoiles avant que l’on soit tous aveugles il est évident que la matière numérique est vertueuse. il nous faut bâtir un lieu où l’on puisse comprendre même les stratégies les plus improbables tout en gardant sa ligne théorique. Cela suppose la dispute en honnête homme.

Le Monolecte @ 2013-08-30 10:17:38

Il y a une question de vocabulaire, quand même : un CONTACT sur Facebook n’est pas un AMI. Un ami, c’est quelque chose de vraiment rare et ça se cultive comme un jardin, les deux pieds dans la merde.

Le seul truc que je trouve bien dans tout ce merdier de réseaux sociaux, c’est l’abolition des distances, même si tu finis toujours par te rappeler que les gens que tu apprécies réellement, tu les préfères en face à face, avec de quoi boire et manger ensemble.

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