Thierry CROUZET
Ce que le Net a changé : l'écriture
Ce que le Net a changé : l'écriture

Ce que le Net a changé : l'écriture

Par provocation, je dis souvent aux auteurs adeptes du papier qu’il n’existe de littérature contemporaine que sur le Net. Vous imaginez qu’ils acceptent mal d’être rabaissés alors que le système dominant les honore de multiples prix et salamalecs. Mais qui dit système, dit ordre vernaculaire, poussiéreux, encroûté, autant d’attributs dont n’a que faire la création.

Je lis le rouleau original de Kerouac, la grande route déroulée sur trente-six mètres cinquante, une pure giclée de bonheur que les éditeurs au début des années 1950 ont pourtant refusée, forçant Kerouac à réécrire et censurer sa prose cataclysmique.

On me dit « Je ne lis rien de différent en ligne. » Et l’écriture hypertextuelle, les liens, les commentaires, les billets qui se répondent… Haussement d’épaules, comme si tout cela n’était pas neuf, surtout à la vitesse où tout cela se joue. Suffisant pour affirmer que dans cette dynamique il se produit quelque chose qui n’aurait jamais pu advenir par le passé.

Et ce n’est rien. Nous sommes potentiellement tous des Kerouac, attachés à un rouleau sans fin, qui nous laisse déverser des mots sans limites entre nous et le lecteur. Nous ne pensons plus à un support, à un moyen de diffuser, à un censeur éditorial. Tout ce que nous lâchons devient définitif, accessible, risible comme beauté fragile d’imperfection.

La route première surpasse la route éditée. L’énergie la déborde dans ses phrases cassées, interrompues par la folie de la pensée trop rapide pour être canalisée. L’immédiateté change tout pour l’auteur comme pour le lecteur. Il faut être aveugle pour ne pas le remarquer, le sentir dans la musique, la rugosité de la stance mitraillée.

Acte libérateur du bouton Publish adossé à nos traitements de texte. Miracle de la touche Send. Cette touche nouvelle tout aussi révolutionnaire que pour le peintre le passage de l’huile à l’aquarelle, de l’aquarelle à l’acrylique. Et dont tous les esprits ouverts de ces époques de transition technique se saisirent pour nous éblouir de productions neuves, par nécessité, parce qu’elles ne pouvaient exister au préalable.

Et Picasso qui regardait jusque dans les produits destinés au bâtiment. Le Ripolin et je ne sais quoi. Refuser d’expérimenter, c’est refuser de créer. Refuser le Net, c’est s’enfermer dans des formes moulées par d’autres devenus depuis longtemps marchands de tapis.

Je peux tout écrire, je peux tout publier, ça change tout jusque dans les textes que je rêve. Les échafaudages s’écroulent, de la nécessité de plaire à celle de respecter le roman, l’essai, la poésie… J’ai droit à tout, à tout mêler, fusionner, dans un fatras infâme pour les rayonnages des librairies.

Je peux parler au même endroit de mon outil de travail, de philosophie, de politique, des paysages que je traverse et que j’habite, je peux de tout cela faire une seule œuvre sans chercher à redonner aux différentes lignes qui s’entrecroisent un semblant d’autonomie. Le numérique lie le dissemblable, il fait entrer en résonance des mélodies étrangères. Nous réinventons l’art de la polyphonie parce que le Send nous chatouille. Il s’est greffé dans nos cerveaux. Il a brisé nos barrages mentaux.

Nous ne ferons pas tous œuvre sur le Net, mais les œuvres de notre temps naissent sur le Net et nulle part ailleurs. Je ne trouve d’énergie qu’en elles ou bien en plongeant dans des œuvres anciennes, portées par d’autres nécessités.

Tarkovski faisait du temps l’essence du cinéma. Il ne se trompait qu’à moitié : le temps est notre matière première, que nous cherchions à l’arrêter ou à le chevaucher à pleine vitesse comme Kerouac. Le Send altère notre rapport au temps. Le Send nous propulse dans notre siècle. Le Send est notre beat, notre moteur, notre métaphysique, notre speed. Nous appartenons à la Send generation.

Lionel @ 2013-11-12 21:58:03

Eh bien, écoute, c’est pas mal… Mais le titre ne dit pas bien le sujet, qui est de la publication et de sa destination un peu plus que de la rédaction. Pas tellement plus loin que le bout de mon nez, je le vois bien: ce que le Net a changé, c’est qu’à la fin du Send, je touche.

Thierry Crouzet @ 2013-11-12 22:11:10

Tu as toujours le Send sous la pédale, ça change tout quand tu écris, tu peux lâcher la cavalerie quand tu veux... ça change tout.

L’imparfait @ 2013-11-13 14:13:37

Oui le net a changé le rapport à la lecture, à l’écriture, le rapport du lecteur à l’écrivain et l’inverse aussi :-)

Gosse, j’ai voulu écrire à Le Clézio pour son Lullaby et pour celui qui n’avait jamais vu la mer, lui dire comme j’avais aimé, lui dire merci, simplement ça. J’ai cherché dans l’annuaire, je me souviens. J’ai traîné cette dette longtemps, vraiment comme on traîne une dette, j’ai fini par écrire à son éditeur et je n’ai jamais eu de réponse. Ce n’est pas tant la réponse qui comptait (même si elle aurait été apprécié évidemment) mais le fait de savoir qu’il savait que le lui disais merci, juste ça :-)

Aujourd’hui c’est possible, nombre d’écrivains que j’aime et admire sont sur le net, pour moi la littérature contemporaine est essentiellement sur le net et quel bonheur de pouvoir dire à Jeanney à Grossi Sanchez ou Rougier que je les aime, à pouvoir interagir avec eux aussi. J’ai donné quatre noms, il y en a bien plus et il y a aussi tout ceux que je n’ai pas encore lus.

Quel bonheur aussi pour celui qui écrit de savoir qu’il n’écrit pas tout à fait seul, que ses lecteurs sont juste là, derrière l’écran, de savoir même, parfois, qu’il est attendu.

Bonheur de pouvoir dire à Thierry Crouzet: oui, c’est vrai, tellement vrai ce que "tu" dis là dans ce post (bonheur de se sentir plus proche aussi, d’où le tu qui est sans doute exagéré mais qui semble naturel).

Oui le net a changé le rapport à l’écriture comme il a changé le rapport à la lecture, à la réception de ce qui est écrit.

Quand j’écris sur le net je peux TOUT me permettre, je peux être qui je veux être aussi, homme femme vieux jeune riche pauvre les cadres s’envolent à l’intérieur du cadre de l’écran et c’est beau ça aussi.

Libre d’écrire un commentaire de trois kilomètres aussi qui n’apporte pas grand chose de plus finalement que ce que tu dis dans ton article. Libre de me taire aussi, donc :-)

Une dernière chose : mieux que le send, sur ma plateforme, le "publier"...

Damien Fayolle @ 2013-11-15 12:08:44

Quand tu auras fini de tout massacrer il te restera encore les digital studies, je suis admiratif par l’énergie que tu déploie contre l’écriture, un parfait ressentiment digne des premiers chrétiens!

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