Thierry CROUZET
Mediapart n’est pas mort
Mediapart n’est pas mort

Mediapart n’est pas mort

Des internautes qui se croient très malins se moquent souvent de mon article de juin 2008 titré « Mediapart mort-né ». Je me suis bien planté sur le coup. Mediapart est toujours là, et bien là. Si ma seule erreur avait été de me tromper sur l’avenir d’un site de news, ce serait sans grande importance. Qui ne se trompe pas à ce jeu de la bourse ? Mon plantage est beaucoup plus grave, et presque dramatique.

C’est toute une vision d’internet qui est tombée en lambeaux ces dernières années. La vision des utopistes. Le succès de Mediapart, c’est l’échec d’un internet décentralisé, open source, non-marchand. Depuis 2008, et la crise, nous avons connu une inversion de l’histoire. Concentration, recentrage, consolidation. Haro aux petits. « Plus j’ai de tunes, plus j’ai de chance de survivre. Quand je suis petit, indépendant, libre, je sombre. »

Paradoxalement, j’avais commencé à prendre conscience du danger dès 2007, mais je n’avais pas à l’époque compris que le processus de recentrage allait s’accélérer et gagner le moindre recoin du Net.

Pour tout vous avouer, je n’aurais pas écrit cet article contre Mediapart, si je n’avais pas croisé fin 2006 Edwy Plenel lors d’une conférence donnée à Science Po Paris. J’étais venu présenter ma théorie de la longue traîne politique, exposée dans Le cinquième pouvoir.

Je défendais l’idée que plus le nombre de candidats est grand au premier tour d’une élection, mieux la démocratie fonctionne, offrant aux électeurs une variété sans cesse grandissante d’options politiques. J’observais alors, avec enthousiasme, que même la République française se démocratisait peu à peu au vu des courbes. Selon moi, la longue traîne médiatique se développait en même temps que la longue traîne politique. La multiplication des médias ne pouvait qu’entraîner la promotion d’une multitude d’idées alternatives et donner des envies de représentation à de plus en plus de citoyens.

Par ses propos ce jour-là, Edwy Plenel m’est tout de suite apparu comme un ennemi d’internet, de cet internet des utopistes épris d’auto-organisation et de décentralisation, cet internet de la gratuité et du non-marchand où professionnels et amateurs se côtoient. Dans les annales de la table ronde de Science Po, Plenel déclare :

Ce mouvement démocratique [le journalisme citoyen] qui nous bouscule tous me paraît légitime. Gardons-nous cependant de tomber dans certains pièges. […] Aujourd’hui, le modèle de l’audience et de la gratuité voudrait s’imposer comme modèle unique de l’univers médiatique, ce qui conduit à une perte de qualité et à un journalisme sans journalisme […]

Après cette annonce programmatique de Mediapart, nous avons vu le site se lancer et mon sang s’est mis à bouillonner. Je n’ai pas été très perspicace. Plenel n’avait pas tourné sa verse. Bien au contraire. Avec d’autres partout ans le monde, il avait décidé de renverser internet, et avec lui un processus régénérateur de la société. D’ailleurs, lors de la conférence de Science Po, il avait avoué son intention :

Nous devons tout simplement refaire de notre pays une démocratie.

Cette déclaration survient alors même que la démocratie ne s’est jamais portée aussi bien (selon mon analyse d’utopiste). Et patatrac ! Dans toutes les élections qui ont suivi en France, la longue traîne politique s’est évanouie. Recentrage du nombre de candidats en même temps que recentrage médiatique. Objectif atteint par Plenel et ses amis. On ne gagne du fric et du pouvoir que dans la concentration.

La longue traîne médiatique a fait long feu. Avec le succès de Mediapart et ses avatars, payants ou non, nous gagnons une centralisation médiatique néfaste pour la démocratie. Ce n’est pas ainsi que nous dépasserons la crise de la complexité dans laquelle nous sombrons peu à peu.

Beaucoup de partisans de Mediapart se félicitent de son existence. Ce site serait presque le défenseur de la moralité politique. Mais il faut bien voir que son existence ne se justifie que dans un système politique véreux à l’extrême, un système enkysté, un petit monde qui tourne en vase clos et qui s’est fermé depuis longtemps aux pensées neuves.

Le succès de Mediapart est donc pour moi une mauvaise nouvelle, non pas parce que je me suis trompé en 2008, mais parce que tout un internet auquel je crois encore s’éloigne tous les jours plus loin de nous. Plutôt qu’aller vers l’abondance politique, médiatique, intellectuelle, quitte à ce qu’elles soient vertigineuses, nous revenons à la rareté propre à la société de prédation.

Le succès de Mediapart, Rue89, Huffingtonpost, c’est l’échec de millions de blogs, l’échec de la société ouverte, l’échec de la démocratie. C’est encore une fois la victoire du capitalisme sur l’individuation. Un Mediapart ne peut réussir que dans une société simple, où les camps se dessinent comme dans une belle histoire digne d’un JT de TF1. Et les grands partis s’en félicitent. Ils préfèrent se faire étriller de temps à autre par les fous du roi assermentés que prendre des volées de bois vert par des millions d’anonymes incontrôlables.

PS : Comme la plupart des autres « grands » sites de news, Mediapart héberge des blogs, stratégie logique de recentrage, d’enfermement, d’emprisonnement, et aussi stratégie de référencement en multipliant les contenus (le gratuit a soudain des vertus).

Neil Jomunsi @ 2014-02-27 11:45:54

Je trouve intéressant ta réflexion sur le fait que Mediapart ne peut fonctionner que dans un système politique vérolé à l’extrême : c’est affreusement juste. Abonné moi-même, je constate que les sujets tournent toujours autour de la même chose : corruption, délits d’initiés, scandales politiques, etc, et je me disais justement que la ligne éditoriale était vraiment très étroite, limite judiciaire. Après, je me consolais en me disant qu’en soutenant cette initiative, je soutenais un journalisme débarrassé des contraintes de la publicité et des connivences subventionnées. Sans aucun doute, depuis que Médiapart est là, les politiques tremblent un peu plus et les journalistes un peu moins : preuve en est qu’il n’y a plus que le Canard enchaîné et Mediapart pour sortir le linge sale de la République, d’autres s’y mettent (cf l’histoire de Copé ce matin).

Après, je comprends ton point de vue d’un point de vue non plus microhistorique pour la politique, mais macrohistoire pour internet. Dans l’absolu, peut-être que Mediapart devrait fonctionner comme la Quadrature du net : budgéter, puis demander à ses soutiens de subventionner le fonctionnement, afin de proposer leur information non plus à un public restreint et centralisé, mais de façon ouverte. C’est une chose qui me gêne toujours : divulguer des informations importantes, mais de façon restreinte et payante (même si c’est ensuite repris partout).

Thierry Crouzet @ 2014-02-27 13:17:55

La modernité, c’est Wikileaks, pas Mediapart... Sur Twitter, on me dit mais au moins ils paient les journalistes, comme si là était le problème central de notre monde!

Le problème c’est la crise de la complexité, c’est ce problème qu’il faut régler... et le développement des longues traînes est nécessaire, d’où la nécessité d’une économie de paix dans laquelle Mediapart ne s’engage pas.

Mediapart n’est une réussite que quand on se place dans l’ancien paradigme. Sa réussite prouve juste qu’on y est bien englué. Et plutôt pour le pire que le meilleur.

Joneskind @ 2014-02-27 14:59:55

J’étais prêt d’envoyer un premier commentaire, et puis j’ai lu ton article à ma grande soeur. S’en est suivi une discussion intéressante qui m’a fait perdre mon premier fil pour en trouver un second.

Je pense avoir quelques difficultés à saisir précisément le fond de ta pensée, mais je crois comprendre (et je t’invite à me reprendre si je me trompe) que ce que tu regrettes principalement, c’est la normalisation des sources de pensée qui s’exprime dans la popularité de certains sites.

Ton utopie, si je l’ai comprise, serait un monde où chacun trouverai ses propres sources d’information afin de multiplier les réflexions. Et de cette multiplicité pourrait émerger une vérité (là j’extrapole, mais il doit bien y avoir un idéal derrière ton utopie) de la même manière que la reproduction à l’infini d’une expérience scientifique permet de mettre en évidence un modèle.

Je me demande si l’humanité est assez libre de ses "institutions" pour être capable de réfléchir comme ça. Il y a beaucoup de critères dans notre culture qui agissent comme une sélection naturelle. On pourrait commencer par "la crédibilité de l’institution journalistique professionnelle".

Pour terminer sur une note optimiste, ça fait un bail que j’ai viré les spammeurs professionnels (Lemonde, Libé etc...) de mes flux d’actualité pour ne conserver que les blogs qui produisent peu mais bien.

@Neil Jomunsi

Je viens de finir "Je suis Rage". Je vous remercie pour ce bon moment.

Chris Simon @ 2014-02-27 16:07:01

Merci pour cette vision et réflexion.

Sans utopie et sans contrôle, j’invite tous les blogueurs aux #lundiblogs, une journée d’échanges, de partages entre blogueurs de tous horizons pour justement que naissent de nouvelles idées qui ne concentreraient aucun pouvoir. Un flot naturel et sans contrôle de billets !

Pour en savoir plus c’est ici : http://lebaiserdelamouche.wordpress.com/2014/02/25/bilan-premier-lundi-des-lundiblogs/

Thierry Crouzet @ 2014-02-27 21:28:34

@Joneskind Réponse dans un prochain billet...

Thierry Crouzet @ 2014-02-28 11:08:25

Voilà le billet promis : http://blog.tcrouzet.com/2014/02/28/facebook-un-site-trop-sucre/

CedricA @ 2014-03-01 15:59:00

Médiapart fait le job dans le système tel qu’il est. L’utopie que tu dépeint aura du mal à émerger en moins d’une génération, ce qui semble une éternité à l’échelle du net, même si je te l’accorde, la nouvelle génération ne semble pas très désireuse de couper les liens avec les anciennes mauvaises habitudes.

J’espèrait comme toi être sortit définitivement du modèle fermé du minitel, mais il revient sans cesse par la fenêtre (la pomme, le droid et les autres F, T, la femme sauvage...).

tenin @ 2014-03-03 11:45:56

Un point de vue très partisan et utopique. Certes la ligne éditoriale de Médiapart est un peu monomaniaque, mais l’Internet dispersé et gratuit, à part l’opinion subjective de ceux qui l’alimentent, il diffuse quoi ? Et il vit de quoi ?

Comment imaginer un journalisme d’investigation sérieux sous forme de

blogs éclatés ?

Thierry Crouzet @ 2014-03-03 11:52:14

Sans un Internet dispersé et gratuit, il n’y aurait pas de Mediapart construit sur une montagne de technologies gratuites... c’est tout simplement du pillage du domaine puclic.

Et puis gratuité de l’accès ne veut pas dire pas de bénéfices pour les producteurs... c’est le refus de ce modèle qui ne laisse de la place que pour des solutions à l’ancienne.

Stephane Guyomarch @ 2014-06-02 10:39:00

Bonjour,

Je découvre votre blog avec le plaisir d’une lecture qui promet quelques débats. J’y reviendrai donc.

Une incompréhension du propos (?) m’amène à vous interroger au sujet de l’analyse que vous présentez dans votre article sur Médiapart. Précisions utiles : je ne suis pas abonné à Médiapart, je ne lis pas non plus quotidiennement la presse, papier ou électronique, même si je pense faire partie des personnes qui s’informent... au travers de médias variés (presse écrite, radio TV) et par internet, en ayant accès à quelques réseaux diffusant beaucoup d’informations brèves... dont certaines renvoient aussi vers les médias professionnels (!).

J’entends votre inquiétude concernant la perte progressive d’une qualité de l’information par une centralisation des canaux et un formatage des sujets et/ou de la pensée, mais je ne comprends pas le rôle exemplaire que vous attribuez à Médiapart pour démontrer votre position.

Vous développez votre réflexion sur deux axes : celui de la diversité (libre partage) d’une information sincère et objective (bien que sur ces points, vous conviendrez qu’il n’existe aucune garantie à-priori, d’où que l’information vienne...) et celui des modèles économiques (le second pouvant effectivement contraindre le premier). Vous dites : "Le succès de Mediapart, c’est l’échec d’un internet décentralisé, open source, non-marchand"... vous dites encore : "Avec le succès de Mediapart et ses avatars, payants ou non, nous gagnons une centralisation médiatique néfaste pour la démocratie"... et pour finir : "Un Mediapart ne peut réussir que dans une société simple, où les camps

se dessinent comme dans une belle histoire digne d’un JT de TF1. Et les

grands partis s’en félicitent. Ils préfèrent se faire étriller de temps à

autre par les fous du roi assermentés que prendre des volées de bois

vert par des millions d’anonymes incontrôlables."

Pour le premier point, sincèrement, je ne vois pas en quoi l’existence de Médiapart aurait un effet dissuasif ou limitatif sur tout autre forme d’échanges... Quand bien même ses promoteurs en auraient l’intention, je ne vois pas comment leur production aurait ces effets.

Internet permet encore de produire toute qualité d’information, et celle en particulier de contributions libres (dont il faut savoir objectiver l’intérêt sur d’autres critères que la seule capacité du choix de partage... du privé au tout public). Les risques d’une uniformisation par une pensée dominante tiennent à mon avis tout autant d’une profusion (de l’abondance) d’information non structurée ou médiocre, saturant l’espace et la disponibilité du cerveau (dont parlait si bien TF1) que d’une censure officielle ou d’auto-censure (dans le sens d’un manque de liberté de parole vis-à-vis du pouvoir). Je ne vois pas qu’un support d’information qui se trouve assez souvent pour qu’on s’en souvienne dans des procès avec les pouvoirs politiques puisse être taxé de valet ou simple fou du roi. Ou alors dans les mêmes conditions que le canard enchaîné... ce qui me paraît plutôt ironiquement positif. Quand au rôle éminent des grand groupes de presse sur la saturation organisée, celui de Médiapart en l’espèce est discutable.

Pour le second point, certes, la lecture de Médiapart a un coût qui lui permet en contrepartie d’un succès suffisant, de bénéficier de moyens substanciels pour développer son projet. Pour ma part je n’ai pas franchi le pas d’un abonnement à 9€, pour une lecture limitée à quelques articles dans le mois. Je préfère réserver cette somme d’argent à l’achat de livres... mais cette somme n’est finalement rien d’autre que le soutien par abonnement (une forme d’adhésion à un projet) que font des milliers de personnes avec la presse papier (ou autres supports de presse internet). Or ce soutien est plus ou moins politisé... c’est à dire plus ou moins clair sur l’intention politique qu’il permet d’exprimer. Sur ce point Médiapart pose clairement la couleur... on adhère ou pas, mais on sait à peu près à quoi.

Enfin, il faut redire que la plupart des supports de presse sont financés de manière hybride, avec investisseurs ou pas, où la publicité sous forme directe (achat d’encarts) ou indirecte (achat ou vente de listings de personnes et de leurs profils "socio-commerciaux"), représente une bonne part. Vous critiquez ce modèle qui "contraint" les contenus et je vous suis sur cette analyse. A fortiori quand le modèle économique prétend à la gratuité, alors qu’il ne fait que cacher le mécanisme de ses revenus publicitaires. Mais ce n’est précisément pas la situation de Médiapart (et quelques autres groupes de presse internet quand même) qui s’est donné comme objectif économique de faire payer la lecture sur internet pour ne pas dépendre de la publicité. D’où mon incompréhension.

Pour conclure, si votre analyse repose sur une position qui tend à faire de la gratuité - ou du coût transparent - grâce au support d’un internet ouvert à tous, l’objectif ultime d’une réelle expression démocratique, il ne me semble pas que l’auto-production individuelle en soit la seule voie. Le regroupement n’est pas naturellement une concentration qui tuerait la créativité ou l’implication personnelle... l’existence de coopératives en est le meilleur exemple. Et cette forme de production, comme d’autres qui relèvent de l’économie sociale (ou ce qu’elle était avant que la future loi en modifie le périmètre... - mais c’est un autre débat), permet justement de soutenir la pluralité d’expression, dans un cadre économique de subsistance et non de capitalisation de profit.

Par ailleurs, le participatif, voire le collaboratif que permet l’internet aujourd’hui est un enjeu qui me paraît pour le coup, bien plus important en termes d’effets démocratique. La co-production citoyenne est une forme de pratique très peu développée. On ne trouve majoritairement sur Internet, hormis les réseaux sociaux - déjà colonisés par les commerces de toute sorte - que les forums ou les commentaires sur articles pour s’exprimer... S’il n’est techniquement pas impossible de proposer autre chose, il semble que cela peine à émerger... c’est aussi un enjeu en termes de modèles économiques à trouver...

Bien cordialement, et au plaisir de lire vos réactions

SG

Thierry Crouzet @ 2014-06-02 10:53:00

Vous tombez à froid dans une grande marmite... :-)

Mediapart n’est qu’un exemple, répété partout dans le monde. Lisez par exemple ce billet d’il y a quelques jours où je trace le paysage de notre internet actuel : http://blog.tcrouzet.com/2014/05/28/la-metaphore-du-net-et-du-chateau/

La centralisation implique une centralisation des revenus, donc une direction aux développements... On peut pas avoir en même temps la centralisation et le coopératif.

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