Thierry CROUZET
Les garçons et Guillaume sous la table
Les garçons et Guillaume sous la table

Les garçons et Guillaume sous la table

J’ai fini par essayer de voir hier soir le film dont tous les Français se gargarisent depuis des mois. Je ne comptais plus les encouragements à découvrir absolument ce chef-d’œuvre formidable, phénoménal, d’une drôlerie pharaonique.

J’ai craqué au bout de trente minutes de projection. Je n’ai souri qu’une fois. « Quel est ton sport préféré ? Le piano. » Je suis resté baba devant ce spectacle d’un narcissisme épouvantablement insupportable, du miel ajouté à du miel ne fait que me donner la nausée. J’avais l’impression de m’être trompé de salle et d’être entré dans un Almodovar qui, sénile, aurait oublié l’art de la couleur. Quant à la caméra, elle n’est que malsainnement attirée par un kitsch décadent.

Je ne comprends tout simplement pas. Je croyais rire un bon coup, me détendre, passer un bon moment et je suis tombé dans un néant absolu, ni intelligent, ni fin, ni drôle, une sorte d’ennui gigantesque. J’ai fui, effrayé, autant par le film que par moi-même.

Sois je suis largué, abandonné à la traîne dans un autre siècle que le mien, sois quelque chose ne tourne pas rond chez mes contemporains. Qu’est ce que je n’ai pas compris ? Pourquoi n’ai-je rien ressenti ? Est-ce de ma faute ? Suis-je malade ?

Alors Isabelle souffre du même mal que moi. Je suis sortie, elle est restée jusqu’au bout. Elle est revenue exaspérée. Nous sommes donc au moins deux anomalies. Quelque chose dans notre mode de vie nous éloigne d’un plaisir esthétique dont se délectent des millions de nos concitoyens.

Est-ce notre rejet des médias dominants et des conversations autour des machines à café ? J’ai en tout cas la preuve que ce film est un virus social abominablement contagieux. Il n’a pas de valeurs intrinsèques, sinon j’ose croire que je les aurais perçues. À moins d’une posture, d’un refus inconscient d’apprécier ce qui serait populaire. Non, j’aime les grands spectacles, j’aime rire franchement, j’aime me laisser prendre, j’ai dit tout le bien que je pensais de Gravity. Je n’avais aucune mauvaise intention, hier soir.

Hypothèse, la vie en ligne, au contact de la création vivante me rend impropre à partager les créations dites contemporaines dont se pâment mes semblables. Je leur trouve un côté vieillots, déconnectées, je les vois comme depuis l’avenir. Elles ne me parlent pas, elles sont incompréhensibles, indéchiffrables, attachées quelles étaient à un moment de l’histoire qu’elles n’ont pas réussi à transcender (les manifestations anti-mariages pour tous, peut-être).

Hypothèse pouvant bien sûr être reversée. Je suis en retard sur mon temps, incapable de ne goûter que les formes anciennes, les plus novatrices ne me touchent pas.

Je suis trop prétentieux pour choisir l’hypothèse renversée. Je préfère croire que quelque chose m’échappe dans les préoccupations de mes contemporains. Que vivent-ils pour aimer cette histoire de garçons à table ? Plus je me pose la question, moins le mystère s’éclaircit. Cette séance m’a plongé dans un grand trouble.

J’ai oublié de vous dire. Je ne suis pas allé au cinéma. Nous avons déroulé le grand écran dans notre salon. Aucun rire étranger ne nous a entraînés dans une ivresse collective. Je n’avais que le regard interrogatif d’Isa pour répondre au mien. « C’est quoi ce truc ? »

J’ai tenté un moment de lire une critique sociale dans la monotonie du monologue. Même pas. C’était juste tel que ça devait être sans une montagne de sous-entendus. C’était tout simplement plat. Gentiment mièvre. Avec toujours un doute en moi. « C’est moi qui ne captes pas. » Le trouble ne s’est pas apaisé, au point que j’éprouve le besoin d’en parler. « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi, docteur ? »

J’aimerais rire avec les autres, me laisser emporter avec eux, rien à faire, sur ce coup ça n’est pas passé. Peut-être parce que j’ignorais tout de l’acteur, de ses mimiques, de ses sous-entendus. Les gens se sont peut-être attachés à lui au point de rire de ses moindres grimaces. Pour moi, c’est un simple étranger. Je le vois avec une objectivité d’extra-terrestre. Je lui concède un certain tallent de métamorphose. « OK, et après ? » J’en suis resté là. Abasourdi par les éloges sans nuances, abasourdi par mon insensibilité.

Les garçons et Guillaume à table!
Les garçons et Guillaume à table!
13770 @ 2014-03-03 11:37:28

Merci de la critique, cela m’épargnera sans doute d’aller voir ce film.

Vous avez apprécié Gravity, moi beaucoup moins. La plus belle scène, à mon avis... une mouche qui passe dans l’axe de l’écran, un instant je me suis demandé si elle était dans le film !

Iza @ 2014-03-03 14:13:09

J’y suis allée avec mes enfants. Qui se sont tordus de rire comme des vers de terre. Qui en parlent encore.

Comment te dire ? je comprends parfaitement ce que tu dis de ton trouble, et je n’ai pas de réponse te concernant, ni concernant Isabelle. Curieusement ça m’évoque tout à fait une autre hypothèse : j’ai assisté récemment dans une grande assemblée professionnelle à un truc sur l’égalité homme-femme au travail tout ça tout ça ... servie par deux trois personnes assez malignes et nuancées, bref, c’était intéressant. Et j’ai eu l’intense surprise de voir ... allez, 5 à 10% des gars de la salle (et quelques filles aussi), se mettre dans une colère noire. Je t’avoue que je n’ai pas compris, mais je me suis dit : quelque chose les agressait monstrueusement, ça parait évident, mais ce qu’ils exprimaient, c’était plutôt : "c’est sans objet".

Je lis ça dans ce que tu écris, tu sembles passer à côté du truc majeur du film, à savoir à quel point pèsent les représentations sur notre développement, en l’occurrence du genre, ce qui en effet est assez proche des préoccupations de nos contemporains, mais pas seulement.

Pour l’anti-essentialiste que tu es, ça m’étonne.

La seule explication est donc pour moi que tu trouves ça parfaitement inutile à traiter tant c’est acquis pour toi, ça. Ben ça ne l’est pas. La plupart des gens vivent dans un monde où le fait d’être ou ne pas être pédé compte terriblement etc, etc...

J’ai trouvé dans ce film évidemment des clichés lourdingues, mais c’est précisément le propos du film, le poids du cliché lourdingue, donc pas trop gênant pour moi (si ce n’est la scène pénible du lavement... ratée à mon avis). Pour le reste, nous avons jubilé Romane et moi à l’idée que ça allait faire un carton, en faisant rire les gens de bon coeur, justement à partir de cliché lourdingues, pour apporter un propos qui fait forcément avancer le schmilblick (surtout si ça devient TRES populaire).

Bref, j’ai trouvé ça plutôt réussi, plutôt marrant, et ma fille, militante de la cause LGBT, s’est réjouie. Allez, bises, vous n’êtes pas bizarres, vous êtes sans doute trop sympas, vous.

Louis @ 2014-03-03 14:20:04

Tu poses des questions,Thierry, et tu t’inquiètes. Je vais donc tenter de te répondre, brièvement.

J’ai aimé le film. Je ne dis pas que c’est un grand film, je ne dis pas que j’ai ri à me fendre la rate au point d’oublier tous les soucis. Non, je dis simplement que j’ai aimé. Françoise et moi étions satisfaits d’avoir décidé la sortie.

D’abord, oui, c’est très différent, pour ce genre de film, d’aller en salle plutôt que chez soi. C’est un spectacle "théâtral" à plusieurs point de vue: acteur de théâtre, performance multi-rôles qui relève presque du music-hall (genre one-man show de Bedos). Dans les deux cas l’effet de catharsis nécessite la dynamique de groupe d’une salle.

Ensuite nous avons aimé la façon très mesurée d’exposer le questionnement actuel sur la question du "genre", en partant, apparemment, d’une simple confidence un peu bêbête d’un cas "personnel", pour atteindre, via la théâtralité, un certain universalisme. Bien sûr, pour vous et nous, il prêchait des convertis: il y a longtemps que nous sommes conscients de nos androgénéïtés et la drôlerie était peut-être dans la caricature d’un monde qui n’a pas encore compris comment se nouent et se dénouent ces complexes, souvent à travers des émotions accidentelles très bénignes qui ont imprégné notre petite enfance.

Enfin, par sa légèreté, son manque de sérieux, ses contradictions, sa "comédie", le film fait sentir combien se crisper socialement sur ce genre de sujet est ridicule. Mais là, je pense que nous sommes tous si bien convaincus que cela peut expliquer que, seuls chez vous, vous ayez surtout eu envie de hausser les épaules?

Thierry Crouzet @ 2014-03-03 14:24:54

C’est sûr que la théorie du genre n’est pas une nouveauté à la maison... :-)

Isa vient d’ailleurs de passer un an à addapter un livre américain sur le sujet. J’ai toujours eu des amis homos. Oui, pour moi c’était des évidences enfilées les unes après les autres...

Je devrais montrer le film aux enfants :-)

Plazareial @ 2014-03-05 09:12:21

Cela me rassure!!! Tu as mis les mots exacts sur le grand vide deçu que j’ai éprouvé devant ce film.

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