Thierry CROUZET
Comment financer un livre en Creative Commons
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Comment financer un livre en Creative Commons

À en croire les détracteurs du commonisme, si une œuvre est disponible gratuitement sur le Net, elle ne peut engendrer de revenu. Distribuer librement les créations reviendrait à tirer le marché vers le bas, voire à le détruire, pire à mener l’humanité à sa perte.

Je voudrais raconter une expérience qui prouve le contraire. Bien sûr, elle ne saurait être généralisée. D’ailleurs, je crois que chaque projet éditorial devrait, à partir d’aujourd’hui, devenir unique. Il serait peut-être bon pour tout le monde de quitter un modèle productiviste éditorial qui n’est rien d’autre qu’une espèce de taylorisme.

Les œuvres libres ne peuvent exister que par des projets originaux qui lient auteurs, éditeurs, lecteurs, sponsors, institutions… Aucun montage prêt à l’emploi ne peut plus exister. Il faut réinventer chaque fois. Fini l’envoi du manuscrit par la poste, puis son acceptation ou son refus. L’aventure éditoriale doit se vivre de bout en bout dans la pleine responsabilité, loin de l’ancien modèle élitiste.

Au nom de la toute supériorité du créateur perché sur son piédestal, certains s’insurgeront et regretteront le modèle industriel, et avec la société de classe, de l’ouvrier au patron. Eh oui, dans l’histoire que je vais vous raconter, il n’y a que des ouvriers qui tous mettent la main à la pâte, sans qu’aucun n’ait l’orgueil de s’estimer supérieur aux autres.

Didier Pittet en tenue de combat.
Didier Pittet en tenue de combat.

Tout a commencé pour moi en avril 2012 avec la rencontre de Didier Pittet, l’inventeur du Geneva Model pour l’hygiène des mains, qui grâce à son innovation sauve chaque année environ 8 millions de vies. Je me prends en même temps de passion pour l’aventure scientifique, la prouesse humaine et pour l’homme.

Geneviève Morand, notre entremetteuse, évoque alors la possibilité d’un financement par une fondation, avec en perspective des ressources pour écrire un livre d’enquête à l’américaine, avec voyages, nombreux interviews. Et puis tout cela tombe à l’eau. Les éditeurs à qui je parle de l’idée ne montrent aucun intérêt, comme si le récit d’une innovation positive avec rien de sulfureux n’avait aucune chance d’intéresser.

Le seul à vouloir ce livre est mon ami Alain-Gilles Minella. Malheureusement, la vie nous tend un piège. De retour à Genève, je rencontre à nouveau Didier Pittet, je lui parle de Les Mains du Miracle de Kessel. Je trouve que son aventure a la même portée que celle du masseur de Himmler, bien que dans un cadre moins extrême.

Les mois passent. En avril 2013, je publie La Quatrième Théorie. À cette occasion, je déjeune avec Christophe Alix de Libération et il me donne envie de lire Limonov, le roman d’Emmanuel Carrère. Encore l’histoire d’un homme. Ou quand la réalité rejoint le romanesque. Kessel et Carrère se répondent dans ma tête. Je dois écrire quelque chose sur Didier Pittet, parce qu’il le faut, parce que raconter est nécessaire, et tant pis si le sujet n’intéresse personne. J’ai le Net comme plateforme. J’y diffuserai gratuitement le texte. Il touchera peut-être quelques lecteurs. Et je me serai libéré d’une forme de responsabilité.

En mai 2013, je passe une semaine avec Didier à Genève. Je rencontre sa famille, ses collaborateurs, visite son hôpital. Puis je lis, défriche, écris. Fin juillet, je boucle un premier jet. Je retourne encore à Genève en septembre. Je peaufine, puis Didier me dit que je ne peux pas publier ce livre comme ça dans mon coin. Il faut que beaucoup de gens le lisent, qu’ils comprennent à quel point c’est important cette histoire. Il a l’idée de proposer à des laboratoires engagés dans l’hygiène des mains d’acheter des exemplaires pour les offrir comme goodies lors de la journée mondiale de l’hygiène des mains, le 5 mai 2014.

Pourquoi pas. Très vite, Didier reçoit des signaux favorables. Les éditeurs s’intéressent soudain à l’affaire, à commencer par Fayard. Si 5 000 exemplaires sont prévendus, le budget sera dans tous les cas à l’équilibre. Plus rien à risquer, plus rien à perdre. Je marchande. OK, vous voulez maintenant ce livre, mais quid de mon Ératosthène et de mes autres projets. On fait encore les difficiles. Je fais le tour des popotes et je finis par signer avec L’âge d’homme.

À trois semaines de la sortie du livre, nous avons déjà vendu 26 000 exemplaires en français, anglais, allemand et japonais. Deux autres traductions ont été financées par les laboratoires sponsors : espagnol et portugais. Des Chinois traduisent bénévolement de leur côté. On nous a proposé de traduire en russe, farsi, roumain.

Les couvertures
Les couvertures

L’aventure ne s’arrête pas là. Comme je n’ai pas écrit ce livre pour faire fortune, je décide de reverser mes droits à une cause humanitaire. Didier en parle autour de lui. Et voilà que la Banque Lombard Odier, où travaille le frère de Didier, propose de nous aider à créer un fonds qui sera abrité par la Fondation Philanthropia. Un généreux donateur verse immédiatement 50 000 €. Chaque fois qu’un livre sera acheté, nous pourrons envoyer dans les pays défavorisés un flacon de solution hydroalcoolique pour l’hygiène des mains, de quoi sauver des vies, éviter des maladies.

J’ai écrit un livre sur l’économie de paix et il était logique qu’il s’inscrive dans cette nouvelle économie. Je comptais le faire par le simple don du texte, mais ce geste en entraîne d’autres.

Ne croyez pas toutefois que tout cela se règle du jour au lendemain. Je boucle cette aventure au bord de l’épuisement. Des dizaines de personnes collaborent. Il faut les synchroniser, accepter les états d’âme et les incompréhensions inévitables entre personnes vivant dans les pays éloignés. Je regrette le temps de l’écriture, le temps où j’étais seul face au texte. Mener à bien un projet ouvert implique un engagement de tout le corps bien au-delà du travail créatif. Mais n’oublions pas que l’ancienne chaîne du livre n’offre un confort royal qu’à une poignée d’auteurs, alors je n’ai pas le droit de me plaindre. C’est difficile, ce sera toujours difficile, mais on y arrive.

Le partenariat entre les laboratoires, L’âge d’homme, Didier et toutes les personnes qui nous aident s’apparente à une forme de crowdfunding. Nous n’avons pas ouvert le projet à donation, mais c’est ce qui s’est produit dans les faits. Un crowdfunding privé. Une sorte de sponsoring ou de mécénat. Et nous revenons au modèle historique de financement de la création. Il est sans doute préférable au modèle du copyright qui, d’une certaine façon, a industrialisé la création éditoriale.

Toute cette aventure s’inscrit dans une histoire avec feed-back positif.

  1. En 2006, Didier Pittet offre à l’OMS le Geneva Model et la formule de la solution hydroalcoolique mise au point par son équipe.
  2. Plus de brevet, de licence, de copyright. Les laboratoires peuvent baisser leurs coûts de production. Les pays le plus pauvres peuvent fabriquer eux-mêmes la solution. Plus rien n’entrave sa globalisation.
  3. En avril 2012, je rencontre Didier Pittet, attiré vers lui par son don.
  4. Je raconte son histoire et donne le livre.
  5. Les laboratoires soutiennent ce don parce que le don du Geneva Model contribue à leur prospérité.
  6. On peut espérer que les recherches de Didier seront mieux soutenues, qu’il pourra généraliser le Geneva Model hors des hôpitaux, c’est-à-dire dans la vie de tous les jours. Nous avons tous à y gagner. Tout cela commence par un don et tout cela ne peut se perpétuer que par d’autres dons.
Les livres papier sortiront avec des bandeaux aux couleurs des sponsors.
Les livres papier sortiront avec des bandeaux aux couleurs des sponsors.
Sabine @ 2014-04-11 09:55:07

C’est une très belle histoire du matin, à l’envergure rassurante sur la marche du monde.

Un peu de lumière partie de soi, des rencontres, d’entremetteur(se)s, de don intrinsèque, de conscience d’autres enjeux que de se valoriser.

Merci Thierry pour ce témoignage.

Laurent Fournier @ 2014-04-11 18:28:07

Il me semble que c’est un peu normal qu’un tel livre soit financé par le don car il parle d’une aventure sur un don scientifique ! De même, la biographie de Stallman est disponible gratuitement. Quelle part ce type de livre représente dans la production littéraire totale ? 0.01% ? Tu ne veux pas généraliser, mais tu envoies un message de généralité en accusant ceux qui craignent à juste titre un assèchement des rémunérations d’auteurs par la licence CC. On peut paupériser encore plus les auteurs et faire une sélection par l’héritage, est ce que la société et la culture y gagneront ? Tu ne m’enlèveras pas de l’idée que le don n’est pas démocratique, on peut juste l’observer. Mais la question a te poser est de savoir si tu désires vraiment une démocratie pour tes concitoyens ?

Thierry Crouzet @ 2014-04-11 21:16:31

Tu es drôle Laurent, ou un peu inquiétant, car tu ne sembles pas conscient de ta rhétorique nauséabonde. Tout ce qui contredit tes belles théories est cas particulier. Tu réfléchis un peu ? Comment veux-tu que quelque chose ne neuf, de non universel, ne se cantonne pas à ses débuts à des cas particuliers?

Et puis tu me demandes si je suis démocrate? Sans même poser le semblant du début du commencement ce que serait la démocratie pour toi. Parce que je te le dis, il en existe beaucoup de définitions.

Je peux te donner le commencement de la mienne. La démocratisation de la culture, c’est quand tout le monde peut y accéder indépendamment de ses revenus. Et idem pour la démocratisation de la santé, de l’éducation, du pouvoir... Sans gratuité, pas de démocratisation des soins et de l’éducation par exemple, et il en va de même avec la culture.

Avant tous les livres étaient disponibles gratuitement dans les bibliothèques, maintenant que la bibliothèque est chez nous, il est hors de question de revenir sur cet acquis... et je ne souhaite pas pour défendre la caste des auteurs, à laquelle j’appartiens néanmoins (et bien plus que toi, et avec au moins autant de légitimité que toi d’en parler, je ne suis pas fonctionnaire), revenir en arriève, vers moins de liberté pour les lecteurs.

cathcoste @ 2014-04-13 11:56:40

Très intéressant, merci et bravo !

Laurent Fournier @ 2014-04-13 12:31:24

Tu trouveras une réponse ici:

http://cupfoundation.wordpress.com/2014/04/11/artisanat-numerique/

et sur la bibliothèque à la maison, regardes:

http://cupfoundation.wordpress.com/2014/03/05/bibliotheque-numerique

si tu mets les bibliothèques (numériques) contre les librairies, je ne vois pas cela comme très démocratique.

enfin, je n’ai pas dit que tu n’étais pas démocrate, mais que tu fais l’éloge de mesures non démocratiques, nuance !

Quand te décideras tu à analyser le Partage Marchand ? Tu verras que c’est bien plus démocratique que le don ou que la contribution créative.

Comment expliques tu les questions de Calimaq (http://scinfolex.com/2014/04/09/litterature-et-culture-libre-une-rencontre-a-reinventer/) sur le si faible nombre d’écrivains qui suivent ton modèle. Désolé, tu n’as démontré à personne qu’on pouvait en vivre.

Un détail: du devrais filtrer les spams flatteur (cathcost) !

...et je te remercie sincèrement de ne pas me censurer comme le fait Calimaq ...c’est un marque d’un démocrate !

Thierry Crouzet @ 2014-04-13 14:57:22

Laurent, je n’ai qu’une réponse. J’expérimente. Tu théorises. Un autre modèle ne peut s’imposer que par l’expérience. Donc tu pars perdant, même si j’ai peu de chance de gagner, toi tu n’en as aucune, tu n’essayes pas. Et tu nous parles de démocratie, alors que tu n’essaies même pas de mettre en œuvre ce que tu prônes, parce que tu ne le peux pas, c’est un modèle totalitaire, qui devrait être adopté par tous.

Nous, par opposition, on dit voici un livre gratuit, une musique, un film... donnez, achetez. Et on voit ce qui se passe. Ça marchera, ça ne marchera pas, ce n’est pas à toi de nous dire si c’est foireux ou pas. Fais tes exepréiences, déploie un autre modèle, qui justement peut booter dans la société actuelle. Arrête de t’agiter pour rien de prévenir de danger illusoire.

Ton idée n’est pas mauvaise, mais là en œuvre et si tu ne peux le faire seul, c’est qu’elle est mauvaise ou vraiment trop en avance sur son temps. Quand je me lance dans Le geste qui sauve, je ne demande rien à personne, je me lance et puis des gens se rallient peu à peu. Le don a déjà marché plus que tu ne peux l’imaginer. Cas particulier tu me fais rire. La vie n’est que cas particulier ou elle ne mérite pas d’être vécue.

Laurent Fournier @ 2014-04-13 15:48:14

T’inquiètes, j’expérimente moi aussi; regarde l’activité sur Github

https://github.com/pelinquin/pingpongcash/blob/master/node.py

et je ne peux pas encore te montrer l’appli iOS, mais j’espère l’offrir sur AppStore ASAP.

Mais tu as raison sur un point, je suis souvent seul !

J’ai l’impression d’avoir trouvé la formule d’Internet (Ti=iPi) et je ne suis absolument pas bombardé d’e-mails pour m’insulter ou me traiter de fumiste.

Effectivement, je vis peut être sur une autre planète mais très sincèrement, ce n’est pas volontaire. Je ne calcule rien sur ma personne, je voudrais simplement que l’on s’intéresse à cette satanée "équation du numérique" qui me semble évidente pour toute personne logique cherchant une démocratie à l’ère numérique. 95% des experts du numérique n’ont pas compris la page Wikipedia ’bien immatériel’, à commencer par les commonistes.

La Théorie du Partage Marchand est une théorie par ce que j’ai essayé de l’axiomatisé, mais ce n’est pas dans le sens commun "anti-pratique". Je programme un réseau P2P et espère bien montrer que ce n’est pas que des Maths.

Sur le don, et le crowdfunding, je ne veux pas l’empêcher, (très bien ton aventure sur "le geste qui sauve") simplement avertir que le modèle économique du numérique, ce ne pourra pas être cela. On a besoin d’associations et de bénévoles dans toute société, mais cela n’en fait pas pour autant un modèle économique autonome. Or n’est ce pas l’objectif politique des commonistes d’apporter une alternative à modèles d’Etat/privé ?

http://multinationales.org/David-Bollier-Les-communs-nous?utm_content=buffer206bb&utm_medium=social&utm_source=twitter.com&utm_campaign=buffer

Thierry Crouzet @ 2014-04-13 17:18:04

1/ Tu réponds par un postulat. Une société ne peut pas fonctionner par le don. C’est ta croyance. Et en plus, tu fais preuve de déterminisme, comme si l’homme était figé. Il ne l’est pas, surtout si la liberté existe.

2/ Le don n’exclut pas d’autres modes économiques. Tu reviens toujours au totaliratisme. Pourquoi existerait-il un seul mode de rémunération. Je donne/je vends/je troque, ce n’est pas contradictoire, mais tu esquives toujours ce point.

3/ Le commonisme n’est pas une alternative à l’état/privé. On peut être commonisme et être pour la propriété publique et la propriété

privée. Le commonisme n’est qu’une alternative à l’ultracapitalisme qui se nourrit de la raréfaction des ressources.

4/ Sans une politique des communs, je pense qu’il n’existe pas d’avenir pour nos sociétés. On va droit à l’écroulement. Et franchement, dans cette perspective, sauver les fesses de quelques artistes élitistes et la cadette de mes préoccupations.

Mail @ 2014-04-13 19:26:31

enfin ce serait mieux d’envoyer des savons naturels que les saloperies de lotions chimiques des laboratoires, bourrées de perturbateurs endocriniens :

http://www.asef-asso.fr/mon-bien-etre/nos-syntheses/1446-les-gels-hydroalcooliques-peut-on-leur-confier-nos-mains-en-toute-serenite

Tu pourras écrire un tome 2 : "comment sauver encore plus de vies en supprimant 90% des molécules des laboratoires pharmaceutiques".

Mais trouveras-tu aussi facilement un financement et de gros soutiens institutionnels ?

Ces labos ne sauvent des vies que pour entretenir des malades chroniques, clients à vie de leurs molécules.

Thierry Crouzet @ 2014-04-13 19:50:28

L’intérêt d’une formule open source, c’est qu’il suffit de lire ses spécifications pour voir si on est bien informé ou non, ou si des articles délirent ou non.

http://www.who.int/gpsc/5may/tools/system_change/guide_production_locale_produit_hydro_alcoolique.pdf

Cette formule étant publique n’importe qui peut la fabriquer à partir des ressources disponibles. Dans de nombreux pays, les laboratoires sont en concurrence avec des acteurs locaux, souvent de simples praticiens. Pas d’exclusivité, pas d’économie de prédation et de magouille.

Comme l’alcool est pratiquement le seul composé, et si c’est un perturbateur endocrinien, faut que tout le monde arrête de boire et de l’utiliser dans les plats cuisinés. :-)

Qu’il existe des solutions hors norme avec des produits éventuellement toxiques, c’est possible. Il suffit de ne pas utiliser ces produits et choisir les plus proches de la formule OMS.

Le livre parle de solution dans les hôpitaux, pas dans le grand public. Aucune étude n’a été menée à ce sujet. Et c’est un des problèmes. Didier préconise l’emploi du savon, chez soi.

Quant à être ivre à cause de l’alcool... Non, des études ont montré qu’on n’absorbe pas plus qu’alcool en se lavant les mains qu’en buvant du jus d’orange.

Il est dangereux de dénigrer une innovation qui sauve 8 millions de vies par ans, sans approfondir la question.

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