Thierry CROUZET
Le net devait sonner la fin du capitalisme
Le net devait sonner la fin du capitalisme

Le net devait sonner la fin du capitalisme

On l’a dit, on l’a expliqué, on l’a théorisé, on l’a répété à plus soif pour bien s’en persuader, Jeremy Rifkin persiste avec un optimiste sans faille, mais je crois qu’on a surtout rêvé, victimes d’une sorte de pensée magique.

Tout d’abord pourquoi le capitalisme devait ou devrait s’effondrer : parce que le numérique implique une décentralisation de l’outil de production. Chacun peut devenir industriel. L’imprimante 3D étant le parangon de métaphore. Plus d’usines, plus besoin d’accumuler de capital. On n’a plus que des artisans high-tech comme je l’ai imaginé dans L’alternative nomade. Le capitalisme hiérarchisé devait laisser place à l’artisanat réticulaire.

C’est un raccourci d’une pensée bien plus complexe. Je sais. Mais dès que je la critique, on vient me l’expliquer comme si je n’avais jamais écrit Le peuple des connecteurs ou Le cinquième pouvoir, Rifkin parle lui de pouvoir latéral.

J’aime Wittgenstein parce qu’il a produit deux philosophies presque antagonistes. J’aime Picasso parce qu’il s’est réinventé tous les dix ans. Mais je ne critique pas nos idées d’hier par principe, je les critique parce qu’il faudrait être aveugle pour ne pas voir ce qui se passe sous nos yeux.

Le capitalisme n’a jamais été aussi flamboyant. Les riches n’ont jamais été aussi riches. Et pourquoi ? Parce que, grâce au Net, ils pillent les biens communs. Ils mettent à leur service la peer production sans la rémunérer (avec ce beau concept de la plate-forme). Le travail en réseau existe, mais c’est un travail d’esclave. Nous n’assistons pas à la fin du capitalisme, plutôt à son durcissement ultime grâce à la puissance des machines (qui marchent à sens unique).

Comme l’explique Jaron Lanier, plus tu as un gros ordinateur, plus tu es puissant dans le monde numérique. La neutralité du Net, c’est une foutaise (et voilà pourquoi je ne me suis jamais engagé sur ce terrain). Le Net n’est pas qu’une histoire de taille du tuyau, c’est avant tout une puissance de calcul en amont. Entre deux artisans, celui qui a la plus grosse l’emporte. La peer production ne peut pas être équitable, sinon entre les membres de la classe moyenne. Les capitalistes ont toujours un avantage gigantesque et ils ne cessent de l’accroître. Google n’a pas un gros ordinateur, il a des dizaines de data centers.

Dans notre monde où le capitalisme devrait crever, on a d’un côté les couillons idéalistes qui construisent les communs et de l’autre les vampires qui monétisent leurs généreuses créations (Google va vite s’empresser de le faire avec ce billet). Voici le tableau. Nous ne le changerons pour un autre qu’avec la force de nos bras et de nos idées. La technologie ne peut rien pour nous. Quelle que soit sa force de décentralisation et de dématérialisation, elle reste matérielle. Même si sont coût tend vers zéro, et Rifkin n’est pas le prophète de cette idée, pardon, le coût de la technologie extrême, celle non encore démocratisée, le data center, lui, au contraire, ne cesse de croître. La société technologique est nécessairement inégalitaire. Il y a ceux dotés de la dernière avancée, ceux équipés de la génération d’avant, puis les ringards attardés. Voyez-vous dans ce phénomène la fin des hiérarchies ? La fin du capitalisme ?

Non, la technologie bâtit le monde de demain, mais pas la politique de demain. La politique reste une affaire de conscience (je dis pas d’homme, notez-le bien). Donc, si on ne casse pas par des lois la toute-puissance des géants du Net, il nous imposeront leur dictature. Le capitalisme sera bel et bien terminé, mais pour quelque chose de pire. Le réseau doit devenir un bien commun. Nous ne pouvons pas le laisser entre les mains de quelques-uns. Nous ne devons pas militer pour la neutralité du Net, mais pour sa commonisation. Alors, si nous réussissons, le capitalisme sera bel et bien terminé, mais Rifkin et bien d’autres négligent cette étape intermédiaire de la mise en commun de l’air numérique. La transition ne se produira pas sans heurt. Certains privilégiés devront renoncer aux privilèges qu’ils sont, en ce moment même, en train de démultiplier.

Et je me demande si Rifkin n’est pas complice de ce tour de passe-passe, complice des nouveaux dictateurs. Un indice, il s’habille comme un banquier. C’est un argument irrecevable, mais…

Jeremy Rifkin, allier conscient ou non des capitalistes ?
Jeremy Rifkin, allier conscient ou non des capitalistes ?
HD3 @ 2014-04-22 11:43:05

La conscience - par les pratiques et les valeurs induites par elles - n’évolue-t-elle pas aussi AVEC les évolutions techniques ?

Thierry Crouzet @ 2014-04-22 11:45:40

Il y a coévolution, mais pas forcément positive. L’évolution technique n’implique pas le bonheur. Nous devons créer le feedback positif. Par exemple, écarter la possibilité technique de piller les biens communs.

Rosselin @ 2014-04-22 15:12:53

Marrant, dans les années 80, Lussato pensait que la micro-informatique ouvrait la voie à la puissance distribuée.

Thierry Crouzet @ 2014-04-22 15:15:54

L’informatique a connu une première phase centralisatrice avec les mainframes, une deuxième de décentralisation avec la micro puis le web, le cloud recentralise à nouveau et on va finir par se rendre compte que c’est dangereux... on sortira de cette troisième phase aussi.

Laurent Fournier @ 2014-04-22 15:37:49

J’ai peur que tu te trompes de problème et pire, aussi de solution!

Pour prendre l’exemple de Google, le moteur de recherche du web et remplit plutôt bien son rôle et trouve TJNDWYKZ, alors que je n’ai aucun pouvoir ni argent. La pub, je ne la vois pas avec AB+. Je peux chiffrer des messages importants sous Gmail. Il est évident que je boycotterai Google Wallet, mais pour l’instant, il faut s’attaquer à Visa, Mastercard et Paypal. Les annonceurs se perçoivent que la pub marche sur le Net, pour combien de temps ? Oui, cela alimente les spéculations et des valorisations boursières, mais c’est du vent. On ferait mieux de batailler pour qu’un début de création monétaire soit transféré au citoyen (au passage, mon "Partage Marchand" offre une identité numérique dont a besoin le revenu de base). C’est illusoire de croire que tu pourras te faire payer par l’État pour ton blog, pire pour une page Facebook ou un tweet !

C’est sur la prétendue solution à faire du Net un commun que ton discours est le plus grave. Sans préciser ce que tu reproches à la marchandisation (numérique), tu es partisan de la terre brulée, mettons tout en commun comme cela, avec l’attirance du gratuit, ces capitalistes ne pourront pas s’engraisser...mais tu oublie que toi aussi, des milliers d’emplois potentiels sont tout simplement effacés. Ta solution est un antibiotique qui tue aussi les défenses naturelles.

Est ce que la meilleure attaque des excès du capitalisme ne serait pas de démontrer que le Net peut supporter un Partage Marchand, autonome économiquement, et pas comme un parasite de l’ère industrielle ?

Thierry Crouzet @ 2014-04-22 17:47:55

Tu sais que tout le monde te traite de troll et que j’ai résisté jusque là. Mais là tu fatigues, tu ne sais que dire aux gens qui ne pensent pas comme toi qu’ils se trompent parce qu’ils n’on pas compris que ton idée est géniale. Je te le répète c’est pas une idée, mais un projet. Un projet se développe.

calimaq @ 2014-04-24 14:14:18

Je partage une grande partie de ton analyse, mais je m’étonne de cette charge contre la défense de la neutralité du Net.

Tu dis : "Le réseau doit devenir un bien commun." Mais la Neutralité du Net est une condition nécessaire pour que le réseau puisse avoir le caractère d’un bien commun. C’est ce que Philippe Aigrain explique très biendans ce texte sur "Les conditions d’existence des biens communs numériques" : http://parcoursnumeriques.net/articles/usages/les-conditions-dexistence-des-biens-communs-numeriques?utm_content=buffer2b174&utm_medium=social&utm_source=twitter.com&utm_campaign=buffer

Ce qui est en train de se passer aux États-Unis nous montre ce que nous perdrions avec la perte de la neutralité du Net : on assisterait àla formation d’un internet à deux vitesses avec des priorisations de trafic accordées à de gros acteurs type Youtube ou Netflix, qui pour le coup, signerait un quasi-arrêt de mort pour Internet compris comme un bien commun http://www.nytimes.com/2014/04/24/technology/fcc-new-net-neutrality-rules.html?emc=edit_na_20140423&nlid=8208763&_r=1

Ce combat ne vaudrait-il donc rien ? Je ne suis pas d’accord et je pense que tu te trompes sur ce point.

Par contre, il est évident au vu de l’évolution de ces dernières que la neutralité du net est une condition nécessaire, mais pas du tout suffisante pour qu’Internet reste un bien commun. Et là, je te rejoins entièrement dans tes analyses. Défendre aujourd’hui seulement la neutralité du net comme si c’était l’alpha et l’omega serait une très grave erreur.

Le phénomène de recentralisation d’Internet auquel on a assisté ces dernières années a gravement profité à ce que Michel Bauwens appelle les "capitalistes netarchiques", qui ont su capter la valeur des échanges de pair à pair.

La solution pour lutter contre cette tendance est complexe à mettre en oeuvre. Cela passe par un faisceau de mesures comme une meilleure protection contre l’exploitation des données personnelles, la lutte contre l’évasion fiscale à laquelle se livre les géants d’Internet,le retour à l’auto-hébergement par les individus,le développement du chiffrement des communications, etc.

Mais aussi bien sûr, et avant tout, un sursaut dans nos pratiques, comme tu le dis très bien qui constitue sans doute le facteur le plus fondamental de résilience.

Cependant, si le combat pour la défense de la neutralité du net est perdu, tout est perdu. Il n’y aura plus rien à défendre et la seule solution sera d’abandonner ce réseau pour en refonder un autre. Scénario de plus en plus probable et pas forcément si catastrophique, mais qui constituerait une bifurcation majeure de l’histoire.

Thierry Crouzet @ 2014-04-24 14:28:49

La neutralité des tuyaux ne compte pas beaucoup selon moi par rapport à la neutralité des algo et de la puissance de calcul. Dans les faits, la neutralité n’a jamais existé. Il suffit de regarder des cartes topologiques du réseau.

Voilà pourquoi je trouve le combat pour la neutralité, tel qu’il est mené aujourd’hui guère satisfaisant. La commonisation du Net ne peut passer que par une interdiction de la monopolisation des noeuds sur le réseau... une sorte de loi antitrust... établir un seuil à ne pas dépasser... la neutralité en découlerait logiquement.

Je pense que le combat n’est pas mené par le bon bout, c’est tout. Peut-être pas assez de codeurs et de techos impliqués dans cette lutte.

CA @ 2014-04-24 17:50:14

Sur un plan différent de Rifkin, il y a d’autres arguments sur les aspects potentiellement politiques des imprimantes 3D dans :

Y. Rumpala, « L’impression tridimensionnelle comme vecteur de reconfiguration politique », dans la revue Cités, n° 55, 2013.

(une ancienne version est disponible sur le blog de l’auteur : http://yannickrumpala.wordpress.com/tag/imprimantes-3d/ )

Thierry Crouzet @ 2014-04-24 17:55:23

J’ai beaucoup aussi écrit sur ce sujet en 2010, notamment dans a nouvelle La tune dans le caniveau, et aussi sur le blog...

calimaq @ 2014-04-24 18:08:28

Ce n’est pas parce qu’un principe n’est pas suffisant qu’il faut le déclarer inutile. La liberté d’aller est de venir n’est pas suffisante pour garantir à tous la possibilité effective de se déplacer. Mais ce n’est pas pour cela qu’il faut la déclarer inutile, au prétexte que certains peuvent se payer une voiture et d’autres non. En te focalisant sur la puissance de calcul et la neutralité des algo, tu fais la même erreur.Oui, ce sont des enjeux décisifs, mais absolument pas une raison méritant d’abandonner la défense de la neutralité du net. C’est étrange cette manière d’opposer deux choses qui sont parfaitement complémentaires...

Les défenseurs du principe de neutralité du net comptent par ailleurs principalement des techniciens et des développeurs parmi eux. C’est aussi le noyau "historique" des défenseurs des libertés numériques.

Avec des gens comme Benjamin Bayart notamment,qui ont su traduire ces questions techniques en questions politiques. Il explique notamment très bien comment derrière la neutralité du net ce qui est en jeu, c’est en réalité les conditions de possibilité de la liberté d’expression : http://www.slate.fr/tribune/85725/benjamin-bayart-moi-ministre-du-numerique-tribune

Pour revenir au sujet principal de ton billet, la question de la transition en dehors du système capitaliste est actuellement au coeur des réflexions du projet FLOK Society en Equateur, coordonné par Michel Bauwens. L’initiative vient de publier son plan de recherche : http://en.wiki.floksociety.org/w/Research_Plan

Thierry Crouzet @ 2014-04-24 18:15:38

Je vais aller voir le projet de Michel... dès que je trouve un moment pour souffler.

Et il faudra que je prenne un peu de temps pour expliquer ma position par rapport à la neutralité. Je pense tout simplement qu’il ne peut exister de neutralité technique du Net. Ni dans les tutaux, ni dans les algo, ni dans la puissance... Il faut donc imposer une forme de neutralité à un plus haut niveau. C’est ça que je veux dire.

benoitb @ 2014-05-10 22:01:00

La fin du capitalisme , je ne sais pas.

On parle beaucoup de la troisième révolution industrielle,quel sera le système économique futur ?

Également, beaucoup de systèmes décentralisés se développent :le crowdfunding

les monnaies cryptographiques: le bitcoin,monnaie sans autorité centrale

Comment va-t-on appeler ces nouveaux systèmes économiques. ?

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