Thierry CROUZET
Le roman est mort (pour renaître, une fois encore)
Le roman est mort (pour renaître, une fois encore)

Le roman est mort (pour renaître, une fois encore)

Je joue avec le titre de l’article de Will Self dans The Gardian, pour rebondir, m’interroger, aller dans une autre direction.

L’analyse de Will Self est à la fois commerciale — il ne subsiste plus que des méga best-sellers, plus rien entre eux et les bas-fonds de la littérature, phénomène évident dès qu’on analyse les courbes de ventes — et technique — si tu as un lien dans un texte, tu cliques, ce qui implique que des textes sans liens seraient condamnés à ne pas être lus (sinon par des lecteurs arriérés). Voilà ce que je retiens une semaine après ma lecture de l’article.

Conséquence, un auteur pour avoir une chance d’être lu doit produire du blockbuster, c’est-à-dire une littérature normalisée, peu innovante, à destination d’un lectorat qui ne lit rien d’autre que des blockbusters. Cette course à l’hyper-succès abâtardit la littérature et s’apparente à une partie de poker avec très peu d’heureux élus. Dans ces conditions, il est difficile de réinventer le roman. 1/ Parce qu’on écrit pour être lu et que savoir qu’on ne le sera pas ou pratiquement pas n’est guère encourageant. 2/ Parce que si les innovations restent underground, elles ont bien du mal à se rencontrer, à faire école, à entrer en résonnance pour bâtir les formes de demain. Sans lecteur, pas de roman, surtout pas de nouveau nouveau roman.

Cette logique n’est toutefois pas inébranlable. Comme je l’ai écrit à Neil Jomunsi, Flaubert disait déjà la même chose que Will Self en voyant les infamies qui se vendaient à son époque, toutes oubliées depuis.

On pourrait sommairement diviser la littérature en deux catégories. L’une s’intéresse à l’air du temps et le traduit dans le langage commun. Elle doit être réécrite à chaque génération, presque à chaque décennie, pour redire encore et encore ce qui a déjà été dit, en intégrant les innovations sociales, morales et techniques. La seconde littérature pioche dans le tréfonds d’une époque pour la regarder en propre avec un style qui lui serait consubstantiel. Cette littérature du dire pour la première fois est faite pour affronter le temps.

Le roman a depuis deux siècles au moins été une forme propice à cette seconde littérature. Pour la suite, tout dépendra de ce qu’on appellera roman. J’aime affirmer que quand on ne sait pas dans quelle catégorie classer un texte, c’est un roman. C’est une forme ouverte. Et d’une certaine façon, nos blogs sont les romans de nos vies. Nous nous y mettons en scène, racontons nos pensées, nos voyages, nos illusions. Nous sommes les héros de nos propres fictions et nous n’avons peut-être pas besoin de les affabuler plus que ça, elles seraient déjà folles pour nos prédécesseurs et nos successeurs les regarderont avec nostalgie. Nous vivons, je crois, un âge d’or du roman, simplement on le cherche pas au bon endroit. C’est sur le Web, ici même qu’il se joue et pas dans les rayonnages normalisés des librairies. Vous êtes en train de lire le roman de Crouzet, un mec un peu tordu qui se prend pour un écrivain et qui vous parle de l’écriture et de ce qui le traverse.

Cet homme-là, ce personnage si vous voulez, écrit aussi des livres formatés à l’ancienne, parce qu’il est lui-même nostalgique d’une autre époque, aussi parce qu’il sent que certaines choses ont besoin d’être étalées en longueur, parce qu’il ne peut les publier au fil de l’écriture, qu’il doit se repentir durant de longs mois, même des années. Ces textes ne sont pas pour autant étrangers à la forme romanesque de son temps. Ils appartiennent au même atelier. Et ils ne comportent pas de lien qu’en première approximation. Déjà parce que des liens pointent d’ici vers eux (trackback), puis parce que ces textes résultent d’une écriture profondément hypertextuelle.

Marc-Williams Debono évoque l’écriture au temps du numérique. Comment elle transforme notre cerveau. Comment nous ne pouvons plus écrire comme avant. Les deux formes de littératures ne ressemblent sans doute à rien de connu, même celle des blockbusters.

Mon Ératosthène est une véritable cathédrale de liens invisibles. Tout y est hyper-connecté, au point que j’ai peur que la lecture ne soit très pénible, surtout très lente, car elle exigera une jonglerie mentale, celle d’un cerveau en interaction avec la totalité du monde. Peut-être je m’illusionne, fabule cette complexité, mais je reste persuadé que le Net nous a plongés dans cette dimension transversale, étrangère à l’ordre ancien, à la linéarité narrative originelle et, en même temps, très loin des expérimentations formelles du XXe siècle. Nous n’avons pas cassé le roman, nous l’avons fait exploser, nous l’avons arraché à l’objet fermé du livre, nous l’avons dérobé à l’attention des critiques arriérés, au système marchand, aux anciens critères de jugement.

Les moins littéraires des auteurs d’aujourd’hui sont peut-être ceux qui veulent sur le Web faire de la littérature comme hier. Publier dans cet espace du dire des histoires qui auraient tenu sur le papier. J’ai une sorte de flair pour les lever, je devine entre leurs lignes la pourriture de celui qui veut être ce qui ne peut plus être. Je leur préfère le désordre chaotique, au sens physique, l’informel apparent de l’océan démonté par la tempête des désirs et des pistes divergentes ouvertes au grès des interactions.

Le blog romanesque serait celui de la vie de son auteur, celui qui en laisse deviner l’âme, les passions et les désordres. Une hypothèse de plus. Aussi un sentiment profond chez moi, une sorte de flair à force d’avoir traqué tout ce qui était moderne, et pour tenter d’en être, avant de comprendre que pour être moderne, il suffit d’être soi et de vivre son temps, avec ses outils. Le roman, c’est la vie, et quand nos vies sont romanesques, pas besoin d’aller le chercher loin. Nous sommes libres d’incarner nos propres personnages.

Chris @ 2014-05-09 17:39:00

Ta définition correspnd complétement à ce que je fais avec ma série Lacan et la boîte de mouchoirs. J’ai choisi de le proposer en ebook plutôt que sur un blog, j’ai choisi la forme marchnde de mon temps ;-) Merci pour ce billet. Ça m’a intéressé.

Nom @ 2014-05-10 16:21:00

"on écrit pour être lu"

Phrase qui ne veut rien dire car il y a toujours des lecteurs. La maladie moderne c’est celle du quantitatif : combien, toujours plus.

Une chose me frappe toujours. En tant que célibataire sans enfant, et bienheureux ainsi, d’avoir mes journées libres sans charges familiales, je suis étonné du nombre incalculable d’heures, mois, années, que les parents peuvent consacrer à seulement un, deux, trois, au maximum 5, 6 ou 12 enfants.

Pour seulement une poignée de petits êtres, ils peuvent se donner sans compter. Temps, argent, investissement affectif et mental... Une grande partie de la vie absorbée par cette poignée d’enfants autour de soi.

Souvent cela impose le choix d’un métier pénible, pour assurer la survie et la bonne vie de cette poignée d’enfants.

Maintenant, qu’un écrivain consacre ce temps à seulement une poignée de lecteurs, on dira que c’est un écrivain raté, qu’il écrit "pour personne". On rira de lui. "Il a gaché sa vie sans trouver son public".

Il y a là une disproportion absolue dans la valeur accordée à "quelques êtres".

Dans le premier cas, quelques enfants, un tout petit nombre numérique a une importance absolue : on accepte de consacrer une grosse part de sa vie à 2 ou 3 êtres.

Dans le second cas, ce même nombre numérique, quand il devient "trois lecteurs", perd toute importance.

Trois lecteurs, c’est rien. Trois enfants, c’est important.

Alors sortons des délires numériques, on consacre tous sa vie, au fond, à une poignée de gens.

Si certains préfèrent travailler 10 heures par jour à l’usine ou dans une banque pour élever trois gamins, libre à eux.

Si un écrivain préfère écrire ce qu’il aime, pour seulement trois lecteurs, ce n’est pas plus ridicule.

(Quand on sait ce qui se passe dans beaucoup de familles, les haines et les ingratitudes, entre parents et enfants, entre frères et soeurs, qu’on ne dise pas que la famille assure un meilleur retour sur investissement affectif et monétaire. Même quand il y a de bons retours et un bon climat, c’est souvent disproportionné - très en-dessous - par rapport à l’investissement.

"On passe du bon temps en famille" : comme si un célibataire ne passait pas du bon temps avec sa maîtresse ou ses amies.

Alors assumons de simplement vivre ou écrire pour quelques personnes, enfants ou lecteurs, sans chercher la folie numérique d’un box office maximal qui ne signifie rien et ne comble rien.)

Proust est mort avant le grand succès, mais il a eu beaucoup de bonheur en construisant son monde, à partir de quelques relations importantes, revécues intérieurement et recréées, comme d’autres construisent pendant des années une famille ou une entreprise.

Les grands écrivains écrivent avec pour juges eux-mêmes : ils écrivent ce qu’ils aimeraient lire, avec cette grande exigence. ça les comble au-delà de tout box office des lecteurs. Ecrivant avec cette grande exigence, ils finissent aussi par trouver des lecteurs, qui reconnaissent qu’on ne s’est pas foutu d’eux, qu’il y a une matière et une forme.

Thierry Crouzet @ 2014-05-10 16:39:00

Même Proust a écrit pour être lu... Je regrête, c’était même une obsession chez lui d’être lu... si on ne veut pas être lu, on n’écrit pas c’est tout.

Après le nombre, c’est pas nécessairement le problème... Reste que ce nombre doit être supérieur à zéro, ce qui n’est pas évident pour beaucoup d’auteurs aujourd’hui.

Nom @ 2014-05-10 18:20:00

Le tirage moyen d’un livre en France est de 8000 exemplaires. Le lauréat du prix Goncourt vend autour de

400 000 exemplaires.

Le premier tirage de Swann, c’est 1750 exemplaires. Obtenant le prix Goncourt, "A l’ombre des jeunes filles en fleurs" est d’abord tiré à 3000 exemplaires, et se vend à 20 000.

Il y a une très grande différence dans l’écriture, quand on espère au mieux 20 000 lecteurs en cas de succès, et quand on rêve de 400 000 aujourd’hui.

Wagner rêve d’un succès, mais à Bayreuth, pour quelques centaines de personnes, pas un million.

Il interdit toute représentation de Parsifal en dehors de Bayreuth : en limitant volontairement son public, il peut se concentrer sur une oeuvre exigeante destinée à des passionnés, pas à la foule maximale.

Tout est devenu impossible quand "quelques centaines de personnes" ont perdu toute valeur dans la tête des créateurs.

Un tirage moyen de 8000 exemplaires aujourd’hui, c’est beaucoup. C’est mentalement que ça ne compte plus, avec la société de masse qui rend toute audace impossible en dévalorisant les petits nombres.

Thierry Crouzet @ 2014-05-10 18:34:00

Parler de tirage moyen n’a aucun sens (le concept de moyenne pas adapter à une loi de puissance). La vérité, la plupart des romans publiés se vendent à moins de 300 exemplaires.

à l’époque de Proust, tu étais quasi sûr d’en avoir 1000 ou 2000. Aujourd’hui très peu de livres sont lus par plus de 300 lecteurs. c’est la vérité. 300 c’est vraiment peu pour puiser de la stimulation. Voilà pourquoi c’est plus simple de bloguer.

Martin @ 2014-05-14 10:56:00

Hello,

Je vais lire ton Eratosthène pour mieux comprendre.

Ça m’intéresse.

En tout cas "les rayonnages normalisés des librairies", là je ne suis pas d’accord.

Je viens d’acheter Eloge de la plante du botaniste Francis Hallé, un livre de prose poétique de Thomas Vinau, un roman policier...

La littérature que l’on trouve ne librairie ne m’a jamais semblé aussi passionnante. Il n’est pas nécessaire de l’opposer à ce dont tu parles.

Bonne journée

Martin @ 2014-05-14 11:10:00

Je vais devoir patienter jusqu’au 28 août.

Bonne journée à toi

Nathalie @ 2014-05-20 22:16:00

Je viens de tomber sur cet article qui pourrait t’intéresser où il est question de formes narratives natives du web et de ses dynamiques.

http://blogs.rue89.nouvelobs.com/les-coulisses-de-wikipedia/2014/05/08/nee-sur-les-forums-luchronie-reecrit-lhistoire-la-sauce-internet-232853

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