Je pars du principe que nous avons un droit à la culture, que chacun doit accéder également aux œuvres de l’esprit, et notamment aux livres, musiques, films, qui peuvent être copiés et donc théoriquement placés entre toutes les mains.
Le « pauvre » doit pouvoir se cultiver dans les mêmes conditions que le « riche », sans discrimination. C’est le cas dans l’ancienne économie du livre. Le riche achète ses livres en librairie, le pauvre les emprunte en médiathèque. Tous deux doivent se déplacer. Tous deux peuvent accéder aux livres au même moment (en gros dès leur sortie). Pas de prime à la richesse, sinon de posséder une encombrante collection qui prend la poussière. Et surtout pas de discrimination. On se range soi-même dans le camp des pauvres ou des riches. On n’a pas à justifier d’un faible revenu pour accéder aux services des médiathèques.
La dématérialisation des œuvres ne doit pas s’accompagner d’une nouvelle discrimation. Puisque le riche achète les œuvres depuis son ordinateur, le pauvre doit pouvoir les emprunter de la même façon, au même moment. Mais ce refus de la discrimination pour le consommateur ne doit pas s’accompagner d’une discrimation pour le créateur. Et c’est toute la difficulté. Je vois trois scénarios possibles.
1. Responsabilité
En plus d’être vendues, les œuvres sont disponibles gratuitement, selon une licence de type Creative Commons comme je l’expérimente avec Le Geste qui Sauve. Alors les riches doivent payer l’œuvre quand ils la consomment, sinon exit la création. Une boucle vertueuse doit s’installer, ce qui me paraît difficile dans une économie sinistrée, où de plus en plus de gens se sentent pauvres (sentiment compréhensible quand les hyper-riches deviennent de plus en plus hyper-riches).
Cette approche a toutefois l’avantage d’être à l’initiative des créateurs. Elle peut germer à partir de multiples graines, tout en travaillant les consciences. Mais n’est-elle pas idéaliste ? Donner les œuvres dévalorise peut-être leur valeur culturelle. Et puis peu de gens sont capables de payer quelque chose de gratuit même s’ils en ont les moyens. La possibilité théorique de ce modèle, le fait qu’il marche dans quelques cas, n’implique pas sa généralisation dans un temps court.
2. État providence
Les médiathèques étendent leurs services de prêts sur l’espace numérique. Plus besoin de se déplacer. Mais alors pourquoi payer quand je peux avoir gratuitement avec la même facilité ? On se retrouve dans la situation du premier scénario. Excepté que c’est l’État qui rend les œuvres gratuites et qui donc s’engage à comptabiliser les prêts pour rémunérer les créateurs. Un nouveau problème surgit : les médiathèques entrent en concurrence avec les boutiques, ce qui n’a jamais été le cas dans le passé à cause de la contrainte physique (et du besoin matérialiste de s’approprier les objets avec lesquels on passe du temps).
3. Revenu de base
Rendre les pauvres moins pauvres. Les œuvres restent payantes, mais les consommateurs reçoivent de l’État, ou d’une autre organisation, de la monnaie culturelle pour payer les œuvres. Ce serait une façon assez simple de faire perdurer l’ancien modèle économique.
Ces trois scénarios restent très théoriques, car rien n’empêchera la libre copie des œuvres. Que je place ou non en Creative Commons un de mes livres, il se retrouve immédiatement accessible gratuitement. Cette nouvelle possibilité technique ne pourra jamais être combattue, sinon par des méthodes discriminantes qui ne contraindront que les consommateurs culturels les moins affûtés numériquement.
On en revient toujours au scénario 1. Sans responsabilisation du consommateur, le créateur se retrouve systématiquement lésé dans le monde numérique. Mais comme cette responsabilisation paraît difficile dans une économie défaillante, nous entrons dans une zone de turbulences.
PS : Je n’ai emprunté des livres en médiathèque que quand j’étais jeune. Après j’ai pris goût aux annotations... une des seules discriminations associées à l’objet physique. Isa emprunte à nouveau des livres pour les enfants, pour qu’ils ne connaissent pas que l’interface tactile.