Thierry CROUZET
Ératosthène, c’est de la SF dans le passé
Ératosthène, c’est de la SF dans le passé

Ératosthène, c’est de la SF dans le passé

Tout lecteur de SF sait quand il lit un roman de SF. Quelques caractéristiques le renseignent. Le monde dans lequel se joue l’histoire parie sur quelques évolutions, souvent technologiques, mais pourquoi pas psychologiques, politiques, spirituelles, économiques, ethnographiques… Il existe ainsi différentes familles de SF. Parmi elles, l’uchronie parie sur une divergence historique. Et si Charles de Gaulle avait été assassiné en 1960 ? se demande Roland C. Wagner dans Rêves de Gloires.

Mon Ératosthène utilise un procédé du même ordre sans le dire. J’ai été d’une extrême rigueur historique. Toutes mes inventions narratives ont tenté d’expliquer ce qui sinon n’avait pas de sens. Bien sûr, j’ai glosé au-delà de ce qu’un historien peut se permettre, mais avec un souci de vraisemblance (tout cela est expliqué dans le journal qui accompagne la version ebook). Les personnages, les batailles, les viols, les assassinats, les innovations… tout est sourcé, tout est justifiable, sauf ce qui se passe dans la tête d’Ératosthène.

Avec le Lycabette au loin.
Avec le Lycabette au loin.

Pour moi, il a toujours été un homme du XXIe siècle. C’est ainsi que je l’ai compris immédiatement. Comme un de mes contemporains malencontreusement perdus dans le passé. Je lui fais considérer son temps et ses propres découvertes avec un bagage de deux mille ans.

Plus j’ai lu des textes sur la psychologie hellénistique, notamment ceux de Jean-Pierre Vernant, moins j’ai voulu faire de lui un ancien, mais un moderne. Autour de lui, un Sosibe, ravagé par la superstition et la bigoterie, est bien plus réaliste. Mon Ératosthène est comme une île dans son époque. Une singularité. Une anomalie autour de laquelle tout a une trompeuse apparence de normalité. Ses contours ne peuvent ainsi qu’être flous, mal définis, ambigus.

Devant l’Acropole.
Devant l’Acropole.

Lui même ne se sait pas moderne. Il ne comprend pas pourquoi il ne ressemble à personne. C’est une sorte de Thorgal, un enfant des étoiles, élevé chez les Wikings. De fait, Thorgal ne se veut pas historique ou réaliste. C’est une fable, une aventure… qu’on peut lire an oubliant la filiation, mais qui perd alors toute sa saveur.

Le seul indice de mon procédé est a priori sur la couverture. La tablette d’argile en forme de laptop. Je n’ai pas choisi cette image par hasard. Dans certaines versions du roman, je décrivais les lieux modernes avant de plonger dans leur version antique. En voyage en Grèce, Stan Jourdan s’est amusé à célébrer Ératosthène en l’opposant à la ville moderne. C’est ce contraste que j’ai voulu travailler. Ce lien entre hier, aujourd’hui et demain. Je ne comprends pas pourquoi les libraires rangent le livre dans la catégorie roman historique. Ce n’est pas sa place, si tant est qu’il ait une place quelque part.

Devant Parthénon.
Devant Parthénon.

La volonté de catégorisation, contre laquelle mon roman se bat, conduit à le faire juger selon une perspective qui ne peut être la sienne. À en choisir une, puisque littérature ne veut plus rien dire, je préfère donc qu’il soit étiquetté SF. J’ai procédé à un décalage psychologique et, plutôt que le situer vers le futur, je l’ai projeté au IIIe siècle av JC. L’ET de mon aventure, c’est Ératosthène.

PS : Premières lignes écrites depuis le décès de mon papa. Ces justifications n’ont guère de sens. Elles ont avant tout pour moi des vertus thérapeutiques (comme les images envoyées par Stan, la vie continue).

Photo Stan Joudan et Camille L
Photo Stan Joudan et Camille L
Antoine Barral @ 2014-10-07 11:24:59

Une sorte d’uchronie sans divergence historique ? ;-)

Thierry Crouzet @ 2014-10-07 11:40:09

Mais avec une divergence psychologique...

arvic @ 2014-10-07 11:55:10

Salut Thierry, ce billet me donne l’occasion de poursuivre en public le dialogue que nous avons commencé en privé...

Cette gêne que j’ai ressentie à la lecture de ton Eratosthène au sujet de "l’historicité" ne tient peut-être qu’à moi et ne concerne peut-être pas beaucoup d’autres lecteurs...

J’ai en effet bien du mal à "prendre" ton livre à la manière que tu proposes ici ("de la SF dans le passé"). Je n’ai pas ce rapport détaché avec les Grecs anciens, qui me permettrait de me plonger facilement dans une uchronie qui prend leur civilisation pour cadre.

J’ai un rapport trop intime avec ces gens, dont j’ai patiemment appris et étudié la langue. Cet apprentissage a façonné en profondeur mes années de formation intellectuelle (j’ai étudié le grec ancien depuis la classe de 5e jusqu’à l’université, soit durant toute mon adolescence !). Cette fréquentation si précoce et si longue avec l’ensemble d’une civilisation, pas seulement son histoire et sa philosophie, mais aussi la vie quotidienne, la religion, l’économie, la littérature, les arts et les techniques, etc., m’empêche aujourd’hui d’aborder les Grecs autrement qu’en profondeur...

Ma "connexion" avec les Grecs anciens est ainsi le contraire exacte d’une approche uchronique. :-) Elle est même "ultra-chronique" ! Plus je me suis immergé dans leur civilisation, plus j’ai mesuré la distance qui me sépare de ces gens, jusqu’au plus profond de nos cultures respectives, dans nos mentalités elles-mêmes.

Malgré toutes ces années, leur langue même ne cesse de me sembler étrange (un sentiment que je n’ai pas du tout avec l’anglais contemporain, par exemple). Traduire du grec ancien, c’est constater par immersion à quel point ces gens ne pensaient pas comme nous. Et pourtant, une communication est possible, leur héritage intellectuel nous est parvenu à travers 25 siècles.

Je dois donc essayer de me détacher de tout ça pour apprécier ton livre, et ce n’est pas si facile. ;-)

Je suis sans cesse tenté de revenir toujours à l’Histoire, quand je me plonge dans Ton histoire. Dans le parallèle que tu établis entre ton (notre) époque et celle de ton Eratosthène, il faut que je m’efforce à ne voir qu’une parabole, là où mon inclination personnelle me porte à chercher une thèse historique, une comparaison de réel à réel.

Et quand on cherche bien, on trouve toujours. ;-) Mon problème est que la thèse historique que je trouve dans ton livre, je ne la partage pas. Je comprends bien que c’est difficile pour toi d’en répondre, puisque cette thèse historique, tu ne l’y as pas mise. Mais tu comprendras aussi que ça parasite pas mal notre dialogue sur le sujet. :-))

Pour revenir à la "thèse véritable" dans ton livre, il faut donc que je mette de côté ce parallèle entre IIIe et XXIe s. - qui est très contestable, à mon sens - entre deux décadences, deux chutes d’empire, qui traverse la lecture que je ne peux faire autrement que de faire de ton livre. Il faudrait déjà s’assurer que le XXIe s. soit en décadence, ce qui n’est pas acquis, et que le IIIe s. av JC l’ait été aussi, ce qui l’est encore moins : cette civilisation grecque survivra au moins jusqu’à la chute de Byzance (1800 ans plus tard, tout de même), certains en voient même des persistances dans la Moscou d’aujourd’hui ("la 3e Rome" de Poutine) !

Ecartant cette "thèse", donc, je me relance à la recherche d’une autre thèse dans ton Eratosthène, une thèse uchronique, cette fois. Oublions l’Histoire, avec un grand H. ;-)

J’en viens forcément à la question du rapport au savoir, à la question du généralisme et de la spécialisation. Ce n’était pas forcément un vrai problème à l’époque d’Eratosthène, à mon avis (mais on a dit qu’on oubliait l’Histoire). C’en est en revanche un vrai, et même un gros, aujourd’hui. Là, je suis bien d’accord avec toi.

Je me suis amusé récemment à lire la plaque d’un médecin parisien, qui se déclare à sa clientèle comme "docteur spécialisé en médecine généraliste" (SIC) !!

C’est peut-être une solution... :-P

Mais il y en a peut-être une autre, dont je t’esquissais le contours dans un de mes mails : contre l’ultra-chronie, et à la place de l’uchronie, tenter le chemin de l’anachronie...

Cf. Nicole Loraux http://fr.wikipedia.org/wiki/Nicole_Loraux.

Surtout cet article tout récent au sujet de l’un de ses textes : « Eloge de l’anachronisme en histoire ». http://www.laviedesidees.fr/Nicole-Loraux-l-audace-d-etre.html

C’est une manière d’appréhender la complexité par le jeu, qui me semble très intéressante... ;-)

Thierry Crouzet @ 2014-10-07 12:17:53

Le généralisme, et ses vertus, je l’ai appris en étudiant la vie d’Ératosthène, tout ce discours sur la critique de la spécialisation est chez moi postérieur à ma rencontre avec Ératosthène. Je ne l’ai pas inventé, je l’ai lu chez les historiens même si je ne suis pas helléniste pour le trouver dans les sources. Je crois que ça reste un fait essentiel et historique de la vie d’Ératosthène. C’est son originalité, et la raison pour laquelle il a été oublié et même rejeté. C’est à preuve du contraire historique chez lui (même si ça ne l’était pas pour son époque). Et c’est pour ça que c’est un personnage intéressant.

Dans le roman, c’est la transition qui m’intéresse. S’effectuera-t-elle ou pas ? Sachant que l’histoire se continue dans tous les cas. Mais est-ce qu’une marche est franchie ou est-ce qu’on prend un chemin détourné ?

Aujourd’hui, on en est là. On pourrait franchir une marche en réticulant notre organisation sociale ou au contraire rester sur les anciens modes. C’est plus ça mon sujet que la décadence.

Il n’y a décadence en fait que pour celui qui rêve d’une transition et qui la voit s’éloigner. C’est un truc psychologique la décadence, ça n’a aucune réalité physique (contrairement à l’effondrement, cf celui des Maya par exemple).

Pour celui qui rêve d’un futur glorieux, la décadence peut être évidente.

Thierry Crouzet @ 2014-10-07 12:34:06

http://www.laviedesidees.fr/Nicole-Loraux-l-audace-d-etre.html

Très intéressant son projet. L’anachronisme en histoire, c’est un peu aussi de l’uchronie. Non ? Un anachronisme consentit et non pas subit. Avec bien ce projet de supperposer le passé et le présent et de les faire s’entrechoquer.

arvic @ 2014-10-07 14:29:20

Bon. Allons-y alors, puisque nous avons la caution d’une historienne, vautrons-nous dans l’anachronisme ! :-)

Le généraliste par excellence, pour moi, c’est plutôt Aristote qu’Eratosthène. Aristote est généraliste avec méthode, abordant successivement tous les champs du savoir de son temps, pour les organiser. Il couronne toute l’entreprise jusqu’à théoriser la méthode elle-même, par son étude magistrale de la logique interne du langage. Il faudra attendre le 20e siècle pour dépasser cet aspect-là de son travail (et pour entrer dans le monde du non-A).

Pour moi, Eratosthène est plutôt un éclectique. Il explore des pistes dans de multiples directions, et plusieurs fois il l’a fait avec un brio inouïe. Son héritage proprement scientifique est beaucoup plus important que celui d’Aristote (qui a tout de même écrit de très grosses bêtises dans le domaine des sciences...).

Mais je n’ai pas vraiment trouvé de traces chez Eratosthène d’une volonté de passer vraiment de l’éclectisme au généralisme. Je ne vois pas où est sa méthode.

Ça le différentie profondément, pour moi, d’un scientifique-philosophe comme Aristote, et même, encore mieux, de... Descartes (car sa recherche de méthode est du niveau de celle d’Aristote, mais son apport scientifique est beaucoup plus solide et considérable).

Pour moi, la charnière, le moment vraiment décisif de basculement de cette question du généralisme/ecclectisme, il vient avec Descartes, Newton, Leibniz et Pascal. Après eux, il ne sera plus jamais possible d’embrasser dans une seule conscience toute l’étendue du savoir de l’époque, comme ces 4-là pouvaient encore le faire. Aussi géniaux soient des successeurs tels que Einstein.

Aujourd’hui, maintenant que nous somme dans le monde du non-A !, au-delà de la logique aristotélicienne, plongés dans une science qui se nourrit de complexité, de chaos, d’incertitude et de relativité, c’est le projet-même du généralisme qui n’est plus accessible. Désormais, il n’est plus accessible pas seulement pour une question de quantité, comme durant les 18e et 19e s., avec l’explosion de la science, mais pour une question de qualité.

Ça saute aux yeux de manière encore plus visible dès que l’on dépasse le champs des sciences de la nature et de la vie (les "sciences dures"), pour aborder les sciences humaines et sociales (et je parle de l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire qui font un véritable effort scientifique, pas des philosophes qui puisent dans l’histoire ou la société des analogies pour formuler ou illustrer une pensée qui, elle, n’est pas scientifique, mais politique, éthique ou esthétique).

C’est flagrant en histoire scientifique. Nicole Loraux met le doigt dessus quand elle parle de Thucydide, le "premier" historien. L’historien d’aujourd’hui ne peut pas considérer Thucydide comme un collègue, mais il doit le prendre comme un objet de recherche. De même, Nicole Loraux deviendra peut-être objet de recherche pour un historien du futur, mais elle ne sera pas sa collègue. Dans ces conditions, il n’y a plus aucun généralisme possible.

Thierry Crouzet @ 2014-10-07 16:55:40

Pour moi l’originalité d’Ératosthène par rapport à Aristote, ça modernité, c’est justement la non-systématisation qu’il remplace par une posture d’éclectique. Comme il ne systématise pas, il n’y a pas de trace de système. On peut en revanche retrouver sa posture philosophique en retraçant sa vie, ses combats, ses centres d’intérêt sans cesse changeants... la méthode d’Ératosthène se lit en creux, c’est une non-méthode en quelque sorte, mais elle reste bel et bien riche d’enseignement pour nous.

Ératosthène ne veut surtout pas tout embrasser, être général au sens d’universel. Il ne s’intéresse qu’à des détails, comme la mesure de la terre, ça lui évite notamment de dire de grosses bêtises. Ce qui fait de lui un bien plus grand scientifique qu’Aristote.

Ératosthène est l’un des premiers penseurs à refuser l’universalité, du coup à refuser les écoles philosophiques de son temps et à être rejeté par elle. Il est généraliste dans le sens où il ne se range dans aucune case pré-étiquetée, il fait le grand écart entre plusieurs domaines, c’est pour moi une forme de généralisme (que je différencie de l’universalisme, cette prétention à englober tous les champs, rêve qui était déjà inaccessible du temps d’Ératosthène, temps où déjà les spécialistes avaient pris le pouvoir).

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