Thierry CROUZET
L’arnaque à la réputation
L’arnaque à la réputation

L’arnaque à la réputation

On dirait qu’on mange la gloire, qu’on en remplit son frigidaire, qu’elle nous ouvre toutes les portes… À ce jour, je n’ai jamais trouvé un boulanger, un restaurateur ou un voyagiste pour accepter cette monnaie, encore moins un vendeur de téléphones ou d’ordis.

Une histoire vécue. Le rédacteur en chef d’un média en ligne/papier me demande s’il peut reprendre mon article sur la fin de l’artisanat numérique. Comme je l’ai écrit pour un autre média et que j’ai été rémunéré pour ce travail, je lui conseille de discuter avec mes commanditaires. Je lui glisse au passage que j’ai en réserve des idées pour des sujets comparables et que je peux lui en proposer d’autres.

Le journaliste : « Nous sommes preneurs d’articles de ce genre pour notre rubrique Opinions, n’hésitez pas à faire appel à votre réserve. »

Moi : « Mais je ne donne pas mes articles gratuitement hors de mon blog. »

Le journaliste : « Nous pouvons vous payer en notoriété. Beaucoup de pages vues. »

Moi : « Ce serait un bon sujet : la notoriété ne remplit pas son frigo. »

Le journaliste : « Si, à long terme, c’est un bon investissement pour remplir son frigo. J’ai plusieurs exemples en stock. »

Moi : « J’aime quand des salariés tiennent ce genre de discours… »

Le journaliste : « … avec un peu d’humour ! »

J’avoue que j’ai du mal à digérer cet humour. Le journaliste parle d’exemples, et c’est justement ces exemples qu’invoquent tous les voleurs du Web 2.0, tous les créateurs de plateformes (les médias étant ni plus ni moins que des plateformes de contenus). Il leur faut des exemples pour justifier le pillage à grande échelle des créateurs.

Cette manie s’est propagée hors du Web. Les éditeurs nous font l’honneur de nous publier, et nous serions des ingrats quand nous exigeons d’être payé (on me l’a déjà fait remarquer). C’est un étrange monde dans lequel nous vivons. Où des salariés, confortablement installés derrière leur bureau et leur compte en banque mécaniquement rempli en fin de mois, nous demandent d’accepter du vent en salaire.

Quand je leur fais remarquer cette étrangeté, quand je leur demande s’ils accepteraient du vent pour salaire, ils ne comprennent même pas de quoi je parle, comme si eux-mêmes faisaient un vrai travail et que moi je n’étais qu’un saltimbanque méprisant, mais dont ils ont néanmoins besoin pour exister.

Je retrouve partout ce genre de comportement. Un jour, un bibliothécaire me demande de donner une conférence chez lui et quand je lui annonce mes honoraires, lui aussi invoque la visibilité qu’il m’offre si généreusement. Un autre me demande tant de documents pour justifier une prestation de 300 € que je suis obligé de l’envoyer paître. Chaque fois, je suis un ingrat, je ne suis pas conscient de ma chance.

Pourquoi la notoriété est-elle censée nourrir ? Peut-être à cause des stars qui se donnent en spectacle et qui affichent une opulence indécente. Mais c’est oublier que leurs succès monnayés les ont le plus souvent rendus visibles, et non l’inverse. Peut-être, et surtout, parce que c’est bien pratique de payer en monnaie de singe, surtout quand assez de couillons l’acceptent, dans l’espoir d’une vaine gloire.

Tout semble alors inversé. Par le passé, on commençait par être mal payé, et plus on était visible, plus on nous payait. Maintenant, il ne semble concevable que de payer ceux qui ont atteint le panthéon. C’est une belle technique pour faire des économies, surtout pour éviter de nourrir toute une faune de créateurs qui expérimentent et qui prennent des risques.

C’est très pervers, et ce n’est pas sans lien avec les ressorts du monde financier. Les startups et beaucoup d’entreprises reçoivent des injections d’argent frais issu directement de la création monétaire. Donc sans travail. Le travail n’a aucun sens dans ce monde. Des pantins derrière leur tableur pensent le business, et notamment celui de la création. Nourris par la création monétaire, une abomination historique, ils méprisent ceux qui suent et saignent pour produire des contenus. Ils ont inventé la visibilité non rémunérée pour nous faire avaler la pilule.

À l’avenir, si vous voulez mes contenus, proposez-moi une rémunération ou passez votre chemin. Je me fiche de la visibilité. Je ne vis pas pour elle mais pour mener ma vie selon mes exigences, ce qui nécessite quelques ressources financières que je dépense selon mes souhaits et non les vôtres.

Je n’ai que faire de votre injonction « être visible », ce n’est pas ce que je recherche. Et d’ailleurs, techniquement et statistiquement, à cause des limitations du temps d’attention, la visibilité est une denrée rare. Vous mentez quand vous prétendez l’offrir, parce que vous n’en disposez que de très peu, et éparpillée sur tous, elle ne sert à rien.

Je prends conscience que la monnaie est un facteur de libération. Je préfère avoir de l’argent pour m’acheter à manger plutôt qu’on m’offre tous les jours à manger. Avec l’argent, je mange ce que je veux. Et je peux même moins manger pour me payer autre chose. Le journaliste de mon histoire voulait à tout prix que je mange la soupe de la visibilité alors que je préfère les fruits interdits. Comment lui faire comprendre que ce n’est pas à lui de décider de ma vie ? Tout simplement en l’envoyant promener. J’ai encore ce privilège, et c’est peut-être le dernier.

Ma visibilité me paye aujourd’hui un voyage vers Lyon pour une conférence qui ne me sera pas rémunéré (j’ai accepté pour un ami).
Ma visibilité me paye aujourd’hui un voyage vers Lyon pour une conférence qui ne me sera pas rémunéré (j’ai accepté pour un ami).
Neil Jomunsi @ 2014-10-30 12:13:42

Merci.

Kaes @ 2014-10-30 17:03:43

C’est un problème de plus en plus courant, mais je ne l’avais imaginé dans le milieu de l’édition et du journalisme. Mais en un sens, ça ne me surprend pas. En tant que graphiste, nous rencontrons aussi ce problème ("bossez pour moi, je vous ferai de la pub") et contre j’ai écris un article un peu cinglant sur le sujet : http://www.aetherconcept.fr/cherche-graphiste-benevole/

Franck Martin @ 2014-10-30 17:33:00

Serai-je devenu, à mon insu, une exception ? Non, il y a encore des éditeurs qui paient des droits à des auteurs inconnus pour publier leur premier livre, numérique ou diffusé en librairie.

Franck Martin, gérant d’une maison d’édition que je ne nommerai pas pour ne pas qu’on m’accuse de faire de la pub gratuite sur le dos de M. Crouzet

Georges Gerfaut @ 2014-10-31 03:07:45

Dans le même esprit, j’imagine que tu connais ça :

http://monmacon.tumblr.com/

Laurent Fournier @ 2014-10-31 08:28:37

Je rigole !

N’est ce pas toi qui défendais les "commonistes" et soutenait la légalisation du partage non marchand ?

N’est ce pas toi qui balayais d’un revers le Partage Marchand, pourtant seule solution démocratique à terme au problème dont tu es victime ?

N’est ce pas toi qui militais pour un Revenu de Base, parce que tu as des revenus fonciers (rente) pour t’assurer encore plus de confort ?

Vraiment, tu me fais marrer avec tes discours de pseudo défense méritocratique.

En en sortant pas du dilemme Droit d’auteur/Piratage, ne t’étonnes pas d’en subir quelques effets de coté. En non démocratie numérique, ta liberté coûte cher.

J’espère que ta prise de conscience te fera revoir sous un nouvel œil le Partage Marchand, qui contrairement à la TRM, traite des objets courant à faible vitesse, et non ce ceux qui ont une vitesse proche de la lumière !

Thierry Crouzet @ 2014-10-31 08:35:10

@Franck Mais si, ça peut donner des idées aux auteurs qui passent par ici.

@Laurent Tu es une tête de mule. Je partage en cc nc, ça ne veut pas dire que je suis pour l’exploitation des producteurs. Pour ta théorie, j’ai déjà écrit tout ce que j’en pensais, à toi de la mettre en œuvre et je serai le premier à la tester.

paslyon @ 2014-10-31 10:04:39

Un collègue me racontait qu’un ami à lui répondait aux sollicitations de toute part en envoyant son RIB Lol

Plus sérieusement, sachez que hier vous étiez à un salon où l’un des intervenants dont je tairais le nom, se justifiait du tarif ridicule qu’il appliquait à ses rédacteurs web sous -traitant français je précise (2 euros l’article il me semble) par un laconique "Mais il y a des gens qui ont faim madame !"

Tout ça pour dire que ce n’est pas un problème de gratuité mais un problème de respect qu’il y a dans le web aujourd’hui. Les gens sont devenus légitimistes à tel point qu’ils trouvent ce genre de propos normaux voire drôles.

Greg @ 2014-10-31 10:47:27

Merci!

Frédéric Métailié @ 2014-10-31 15:05:08

Plus ta visibilité augmente plus les moyens financiers de ceux qui ne te paient pas augmente. Il doit y avoir un théorème ou un axiome là dessus quelque part.

Frédéric Métailié @ 2014-10-31 15:05:59

augmenteNT (désolé)

Eric @ 2014-10-31 15:11:49

Merci Thierry, cela traduit très bien ce que beaucoup de consultants vivent, sollicités par les institutionnels, en particulier chez nous (LR).

dominique @ 2014-10-31 16:13:57

Quel cynisme ! Domination, pouvoir de ceux qui ont une chaise bien au chaud…

La notoriété est une monnaie courante aussi pour les artistes plasticiens et graphistes hors du web !

Accepter ce type de négoce c’est donner crédit à un système méprisable qui ne nourri que l’humiliation et le désire de vindicte. Paradoxalement, ce système est encore moteur de créativité (tant qu’il reste de quoi se nourrir dans le frigo), et entretien un cercle vicieux du recyclage de nos cris.

Noodles @ 2014-11-01 15:35:54

A propos de l’injonction et de la promesse de la visibilité, lire aussi http://communicationsetinternet.wordpress.com/2013/02/05/digital-labor-ou-digital-volunteer-marx-a-lheure-du-web-2-0/

Kaes @ 2014-11-01 17:20:37

Dominique, vous dites "Paradoxalement, ce système est encore moteur de créativité (tant qu’il reste de quoi se nourrir dans le frigo), et entretien un cercle vicieux du recyclage de nos cris".

Sauf que frigo ou non, ce système ne pousse pas à créer du contenu de qualité, bien au contraire ! Et je le dis en tant que graphiste combattant à corps et âmes le perverted crowdsourcing et toutes formes de travail détourné :)

Stephane @ 2014-11-01 19:50:48

Autre Histoire vécue. Harlan Ellison -- Pay the Writer: http://youtu.be/mj5IV23g-fE

Kelsius @ 2014-11-02 14:35:36

Ce genre d’article fait toujours un bien fou.

galien @ 2014-11-03 15:04:10

Très bon. Je parle très souvent de ce sujet : pourquoi on fait ce métier.

La question de la visibilité n’est pas anodine et oui on fait ce métier parce qu’on a quelque chose à dire, donc on recherche en partie de la visibilité, mais pas gratuitement : ceux qui nous parle de pub ne peuvent même pas comprendre.

Quand je pose la question du "pourquoi vous venez me voir", je n’ai presque pas de réponse, et pour cause ! Je bosse bénévolement pour une assoc’ et j’ai pas mal cherché à être "visible". Et je me suis planté : je me suis perdu à croire non pas que je gagnerai des clients, mais parce que j’avais une fenêtre. Et au bout d’un moment je ne savais même pas si on venait vers moi parce qu’on aimait mon travail, ou parce que c’était gratuit (dans une certaine mesure, faut pas déconner).

Maintenant quand on vient me voir et qu’on parle projet, je demande à quelle hauteur on estime mon travail, quand ça coince sur le fait qu’il y ait rémunération, ou pas : si on n’estime pas mon travail, je comprends qu’on ne me donne rien, mais il ne faut pas me contacter dans ce cas.

Comme c’est dit dans l’article, les gens ne comprennent même pas ce dernier concept : je fais du dessin, donc j’ai de la chance, parce que je l’ai choisi, et n’ai donc pas besoin de rémunération.

Je ne travaille plus gratuitement en dehors de l’asso.

Je veux bien ne pas rentrer dans une logique marchande à une seule condition : qu’on parle d’échange.

J’ai essayé de troquer mes dessins pour un site de bécane contre une révision de la mienne, pas de réponse, à une SPA locale, contre un panier garni par semaine pendant un temps donné (la directrice était femme de maraîcher), des cours contre d’autres cours (pour me former sur des trucs particuliers que mon client pouvait m’enseigner), c’est souvent le "non" qui domine. Si c’est non pour eux alors c’est non pour moi.

Dire qu’on a de la chance de faire ces métier qu’on a choisis , c’est nier les années investies, les galères et les privations, voir les blessures qui nous y ont poussés. Tout le monde est content d’avoir un dessin, mais celui-ci n’est pas venu tout seul...

aussage @ 2014-11-04 16:49:23

@Kaes > Oui, c’est vrai que j’ai un peu oublié le champ d’application du graphisme qui est principalement celui du travail de commande, où la créativité doit répondre à des objectifs et finalités attendus — qui n’ont pas toujours été pensés au préalable, et il faut donc, dans ce cas, suggérer au client d’en établir la formulation précisément. Ce qui permettra d’orienter les directions de recherche (la direction artistique), et donc d’éliminer des tâtonnements hasardeux (le flou artistique). La mesure des exigences que la démarche de création implique est rarement comprise par les commanditaires, qui confondent avec le "génie créatif et spontané" que l’on attribue à la figure romantique de l’artiste !

Mais, inversement peut-être, lorsqu’on a carte blanche en tant qu’artiste auteur, les enjeux de réalisation personnelle me semblent bien souvent surpasser ceux de la rémunération, qui n’est même pas nécessairement imaginée. Je suis à deux doigts de penser que ce ressort serait utilisé sciemment ou inconsciemment ici ou là… dans le secteur culturel, sans doute davantage que dans ceux des services aux entreprises, et à la condition d’avoir bien clarifié sa posture comme vous le faites dans votre blog ;-), en effet. Et donc, je découvre, sans surprise, que le journalisme est assimilable, dans ces pratiques, au secteur culturel.

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