On dirait qu’on mange la gloire, qu’on en remplit son frigidaire, qu’elle nous ouvre toutes les portes… À ce jour, je n’ai jamais trouvé un boulanger, un restaurateur ou un voyagiste pour accepter cette monnaie, encore moins un vendeur de téléphones ou d’ordis.
Une histoire vécue. Le rédacteur en chef d’un média en ligne/papier me demande s’il peut reprendre mon article sur la fin de l’artisanat numérique. Comme je l’ai écrit pour un autre média et que j’ai été rémunéré pour ce travail, je lui conseille de discuter avec mes commanditaires. Je lui glisse au passage que j’ai en réserve des idées pour des sujets comparables et que je peux lui en proposer d’autres.
Le journaliste : « Nous sommes preneurs d’articles de ce genre pour notre rubrique Opinions, n’hésitez pas à faire appel à votre réserve. »
Moi : « Mais je ne donne pas mes articles gratuitement hors de mon blog. »
Le journaliste : « Nous pouvons vous payer en notoriété. Beaucoup de pages vues. »
Moi : « Ce serait un bon sujet : la notoriété ne remplit pas son frigo. »
Le journaliste : « Si, à long terme, c’est un bon investissement pour remplir son frigo. J’ai plusieurs exemples en stock. »
Moi : « J’aime quand des salariés tiennent ce genre de discours… »
Le journaliste : « … avec un peu d’humour ! »
J’avoue que j’ai du mal à digérer cet humour. Le journaliste parle d’exemples, et c’est justement ces exemples qu’invoquent tous les voleurs du Web 2.0, tous les créateurs de plateformes (les médias étant ni plus ni moins que des plateformes de contenus). Il leur faut des exemples pour justifier le pillage à grande échelle des créateurs.
Cette manie s’est propagée hors du Web. Les éditeurs nous font l’honneur de nous publier, et nous serions des ingrats quand nous exigeons d’être payé (on me l’a déjà fait remarquer). C’est un étrange monde dans lequel nous vivons. Où des salariés, confortablement installés derrière leur bureau et leur compte en banque mécaniquement rempli en fin de mois, nous demandent d’accepter du vent en salaire.
Quand je leur fais remarquer cette étrangeté, quand je leur demande s’ils accepteraient du vent pour salaire, ils ne comprennent même pas de quoi je parle, comme si eux-mêmes faisaient un vrai travail et que moi je n’étais qu’un saltimbanque méprisant, mais dont ils ont néanmoins besoin pour exister.
Je retrouve partout ce genre de comportement. Un jour, un bibliothécaire me demande de donner une conférence chez lui et quand je lui annonce mes honoraires, lui aussi invoque la visibilité qu’il m’offre si généreusement. Un autre me demande tant de documents pour justifier une prestation de 300 € que je suis obligé de l’envoyer paître. Chaque fois, je suis un ingrat, je ne suis pas conscient de ma chance.
Pourquoi la notoriété est-elle censée nourrir ? Peut-être à cause des stars qui se donnent en spectacle et qui affichent une opulence indécente. Mais c’est oublier que leurs succès monnayés les ont le plus souvent rendus visibles, et non l’inverse. Peut-être, et surtout, parce que c’est bien pratique de payer en monnaie de singe, surtout quand assez de couillons l’acceptent, dans l’espoir d’une vaine gloire.
Tout semble alors inversé. Par le passé, on commençait par être mal payé, et plus on était visible, plus on nous payait. Maintenant, il ne semble concevable que de payer ceux qui ont atteint le panthéon. C’est une belle technique pour faire des économies, surtout pour éviter de nourrir toute une faune de créateurs qui expérimentent et qui prennent des risques.
C’est très pervers, et ce n’est pas sans lien avec les ressorts du monde financier. Les startups et beaucoup d’entreprises reçoivent des injections d’argent frais issu directement de la création monétaire. Donc sans travail. Le travail n’a aucun sens dans ce monde. Des pantins derrière leur tableur pensent le business, et notamment celui de la création. Nourris par la création monétaire, une abomination historique, ils méprisent ceux qui suent et saignent pour produire des contenus. Ils ont inventé la visibilité non rémunérée pour nous faire avaler la pilule.
À l’avenir, si vous voulez mes contenus, proposez-moi une rémunération ou passez votre chemin. Je me fiche de la visibilité. Je ne vis pas pour elle mais pour mener ma vie selon mes exigences, ce qui nécessite quelques ressources financières que je dépense selon mes souhaits et non les vôtres.
Je n’ai que faire de votre injonction « être visible », ce n’est pas ce que je recherche. Et d’ailleurs, techniquement et statistiquement, à cause des limitations du temps d’attention, la visibilité est une denrée rare. Vous mentez quand vous prétendez l’offrir, parce que vous n’en disposez que de très peu, et éparpillée sur tous, elle ne sert à rien.
Je prends conscience que la monnaie est un facteur de libération. Je préfère avoir de l’argent pour m’acheter à manger plutôt qu’on m’offre tous les jours à manger. Avec l’argent, je mange ce que je veux. Et je peux même moins manger pour me payer autre chose. Le journaliste de mon histoire voulait à tout prix que je mange la soupe de la visibilité alors que je préfère les fruits interdits. Comment lui faire comprendre que ce n’est pas à lui de décider de ma vie ? Tout simplement en l’envoyant promener. J’ai encore ce privilège, et c’est peut-être le dernier.