Thierry CROUZET
Fnac Nancy
Fnac Nancy

Pourquoi tenir un journal ?

« Je viens tous les deux ans à Nancy chez mes beaux-parents. Quand je n’y suis pas malade, j’y suis plutôt créatif. Ce matin, après avoir écrit un petit texte sur l’art du bref, je suis allé courir au bord du canal. Je maintiens la cadence à 12 km/h. »

Voici une vulgaire entrée de journal, un ancrage pour la mémoire. Ce texte n’a aucun intérêt littéraire, pourtant il pose un moment de vie et participe à une histoire dont nous ignorons la suite.

Un journal, c’est une narration sans les couillandres assez répugnantes de la dramatique ordinaire. Hier, j’ai lu un très bon article de Sullivan Le Postec sur les séries TV de style chronique, où il s’agit simplement de raconter la vie, sans chercher de ressorts narratifs, un art pour lequel nous autres français ne serions pas très doués, j’en conviens. Quand j’écris des histoires, j’ai beaucoup de mal à simplement faire vivre les personnages comme le font les Anglo-saxons. Je me dis que la chronique est ma propre vie et celle de mes amis, et que je n’ai pas besoin de reconstitution. Pourtant, j’aime tenir un journal et lire ceux des autres, parce qu’ils m’offrent des chroniques sans artifice.

« J’ai marché jusqu’à la Fnac à la recherche d’un bouchon d’objectif pour mon nouvel appareil photo, un engin un peu gros sans doute pour que je m’en serve lors de mes promenades. Un monde fou dans ce magasin. Je me sens toujours perdu quand je retrouve les temples du consumérisme, un poil oppressé, impression d’être un nabot insignifiant prisonnier des rayonnages. J’ai pris l’habitude de tout faire en ligne, de choisir posément, surtout d’éviter la pression des autres humanoïdes. Je n’ai rien senti de semblable dans les rues commerçantes des rues andalouses la semaine dernière. Aucune boutique n’était trop immense, les rues les interconnectaient avec de profondes respirations. Une Fnac, c’est une sorte de piège assez désagréable. Bien sûr, je n’y ai pas trouvé ce que je cherchais. »

Dans un journal, la beauté jaillit de l’accumulation des fragments. Pour moi, il s’agit d’être toujours prêt à saisir quelque chose, de laisser le long travail du temps s’effectuer, alors parfois j’attrape un beau papillon. Beaucoup de parenté entre tenir un journal et prendre des photos.

Quand j’écris trop par ailleurs, il ne me reste pas assez de liberté de penser pour noter les idées passagères et observer les petits faits du quotidien. Je devrais être plus courageux, m’appliquer au journal avec la même régularité que le footing. Ce n’est pas si simple, parfois je n’ai plus envie d’écrire à force de trop écrire (et trop corriger). Pourtant je devrais témoigner de ces moments aussi, question de démystifier le métier d’écrivain.

« Je me suis assis dans le café de la Paix en face de la Fnac. Deux pies jacasseuses discutent dans mon dos. Je ne comprends pas ce qu’elles disent. Les mots me parviennent avec clarté, sans que je réussisse à les assembler en phrases intelligibles. Peut-être ces deux femmes utilisent un code. Je me déplace de quelques tables. Le garçon me demande si j’ai fui. Je lui réponds : pas assez loin. Alors il met de la musique pour que les fragrances sonores s’annulent. Pour une fois, j’apprécie la musique dans un lieu public. »

Depuis que j’ai mon appareil photo, je me dis que je pourrais doubler ce journal d’une version vidéo. Raconter des choses sur mon quotidien d’écrivain, montrer ma maison, mon bureau, les endroits où j’aime me promener. La vidéo me permettrait peut-être d’être plus intimiste, comme je l’étais quand j’écrivais ce journal durant mes années de trentenaire parisien (j’écrivais pour être lu plus tard, ça libère beaucoup plus les mots que quand on se dit qu’on sera lu presque tout de suite).

À l’époque, je confiais tout à mes carnets. Mes désirs, mes déceptions, mes frustrations. Je suis beaucoup plus réticent à déballer ma salade, peut-être parce que j’ai une famille, et surtout parce que j’ai une vie intime bien plus ordonnée que par le passé, sans qu’avant elle ait été le moins du monde déjantée.

Une sorte de sagesse s’installe en moi, qui parfois me fait froncer des yeux devant l’intérêt que portent les trentenaires à leurs histoires d’amour. J’ai vécu au même âge les mêmes transitions. Je serai bien incapable d’écrire à ce sujet, à moins de puiser dans mes carnets, ça ne serait pas trop difficile de faire de mes bribes des aventures, mais à quoi bon quand la vérité telle que je l’ai perçue est déjà écrite. Je me demande ce que j’éprouverais si je revoyais les films de Desplechin.

Le journal, c’est juste dire que cet après-midi de décembre 2016 je suis dans un café à Nancy. Qu’un serveur fait marcher un percolateur avec un bruit de Karcher. Il nettoie sa machine à café. Je l’entends taper contre le bois du bac à marc. L’odeur du bar de mon oncle me revient, ce café de la jetée où j’ai passé mon enfance, devenant gardien du baby-foot. Hier, ma mère m’a montré une photo de la terrasse, avec des parasols orange, bleus, jaunes. Un condensé d’années 1960.

Le journal autorise tout. La théorie, l’observation, le souvenir. Je m’y abandonne parfois comme sur une route, laissant mes mots se dérouler sans leur mettre la moindre pression. Écrire ne me procure jamais autant de plaisir. C’est comme ça et puis c’est tout. Je me fiche d’être lu, aimé, détesté. J’écris parce que c’est vivre. Raison peu suffisante, mais parfois quel soulagement de ne penser à rien, de lâcher ses coups pour le seul plaisir de l’art.

arvic @ 2016-12-30 21:11:22

Pourquoi tenir un journal ?

Parce que des gens le lisent! (ou le liront...)

Combien? Quand?

Comment le savoir, est-ce l’essentiel...?

Toi-même, grand lecteur de la correspondance de Flaubert (c’est un peu comme un journal, ou même comme un blog, non ?), combien de temps après la mort de Flaubert as-tu été inspiré par ces textes? Ce n’est pas un peu pour ça, aussi, que l’on écrit? Enfin... que l’on publie? Laisser une trace, et ça revient à lancer un appel...

Il y a un texte passionnant de Peter Sloterdijk, une conférence dont le point de départ est Heidegger - si je me souviens bien, mais peu importe (je te le passerai quand j’aurai défait mes cartons...)-, où il dit que les livres sont des lettres que l’on envoie dans le futur à un destinataire à venir, en réponse à des écrivains passés.

Leur lecteur futur recevra bien ces livres comme une correspondance qui lui est personnellement destinée. Il entretiendra un dialogue à travers le temps avec cet auteur, et, peut-être, s’il est lui-même auteur, lui répondra-t-il, à destination de lecteur futurs, qui poursuivront cette chaîne... C’est pas ça qu’on appelle la Culture?

C’est un vrai problème, et un gros, et très insuffisamment souligné de nos jours à mon avis, avec internet... par rapport au papier: quelle durabilité de ce support? Quel moyen d’engager avec ce média un dialogue dans le futur avec un interlocuteur à venir?

Tu peux, certes, répondre à Platon (ou à Eratosthène ;-) sur ton blog, 2500 ans après sa mort. Parce que des écrits nous sont parvenus. Ils nous ont été transmis. Par recopie manuscrite d’abord, d’homme à homme, durant 2000 ans! Puis par l’imprimerie, depuis 500 ans. Mais internet?

Qu’en restera-t-il quand le dernier blogueur aura fermé la lumière en sortant (et coupé l’alimentation de son serveur)?

[écrit depuis les Cévennes, où, pour ma part, je dialogue plutôt ces jours-ci avec la nature, les paysages, les éléments, et l’histoire... Un échange que, pour le moment, je n’éprouve pas le besoin de transmettre, mais si ça me venait/quand l’envie me viendra, avec qui vais-je engager ce dialogue? Avec un folower sur le net d’aujourd’hui, ou bien avec un futur lecteur... dans 2500 ans?]

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