Thierry CROUZET
Un moment rare
Un moment rare

L’abondance, une illusion dangereuse

Mon père était pêcheur. Il était persuadé qu’on pouvait pêcher sans fin, et, quand les poissons venaient à manquer, il accusait tout le monde sauf des pêcheurs. Il n’a jamais voulu admettre que la ressource qu’il avait reçue en abondance ne l’était plus.

En Méditerranée, il a fallu établir des quotas pour stopper la tragédie des communs, pour nous faire prendre conscience qu’une ressource abondante pouvait devenir rare.

Suite à mon premier billet sur l’abondance, Michèle Turbin a écrit sur Facebook :

Si pour nous ce qui est rare a plus de valeur, alors on se fiche de ce qui nous semble abondant. L’air et l’eau, par exemple. Jusqu’à les épuiser et les rendre rares. Donc chers.

Je suis bien d’accord, sauf que le « Si » n’est pas nécessaire. Pour nous, tout au moins la plupart d’entre nous, et notamment les collectionneurs, ce qui est rare a plus de valeur que ce qui est abondant, ce qui en effet implique du mépris, de la négligence ou de l’indifférence vis-à-vis des ressources abondantes, attitude critique quand notre survie en tant qu’espèce et notre survie culturelle dépendent de ces ressources abondantes.

Notre erreur est peut-être de croire qu’il existe des ressources abondantes, car comment dans un espace-temps fini quelque chose peut-il être abondant ? L’air et l’eau pourraient être victimes de la tragédie des communs, et c’est déjà le cas dans certaines régions.

Dans l’espace numérique, le problème n’est différent qu’en apparence (espace quasiment infini, mais temps restant bel et bien fini malheureusement). Je reviens à mon exemple des auteurs qui a priori peuvent être innombrables et publier un nombre quasi illimité de textes, de fait abondants.

Sur Twitter, Calimaq écrit :

[…] maintenir une rareté des textes implique de maintenir artificiellement une rareté des auteurs dans la société, ce qui ne peut se faire que par une oppression culturelle et soulève un grave problème de justice sociale…

Je suis désolé si j’ai pu laisser entendre que j’étais pour la raréfaction des textes des auteurs en général, et, de fait, de leur raréfaction. Étant moi-même un auteur, si j’étais pour leur raréfaction, je devrais immédiatement cesser de publier. Je ne suis pour la raréfaction de quoi que ce soit, j’attire juste l’attention sur les problèmes engendrés par l’abondance (pour les poissons, les quotas ont raréfié la ressource pour lui donner le temps de se reconstituer).

Face à l’abondance, je me demande comment je dois me comporter. Rendre rare mes textes en les faisant payer est une solution (je n’ai pas parlé de quotas pour les auteurs). Faire payer n’est pas faire disparaître les textes, mais les rendre moins fluides. Et je n’ai pas exigé une loi qui imposerait aux auteurs de vendre leurs productions. Que chacun agisse à sa guise. Pour l’instant, je ne vends que mes livres, et la plupart en ?1, ce qui n’est pas une méthode radicale de raréfaction puisque cette monnaie est abondante.

Notez que les best-sellers, bien que vendus, sont abondamment lus, abondamment achetés, et donc qu’apposer un prix à un bien culturel n’est qu’une méthode statistique de raréfaction (puisque les best-sellers sont rares et les textes par ailleurs abondants presque pas lus).

Donc, si je vends mes textes ou en publie moins, je ne souffre d’aucune oppression culturelle, mais je propose une stratégie pour ne pas me dissoudre dans l’abondance.

La remarque des Calimaq fait bondir l’auteur en moi, et devrait faire bondir la plupart des auteurs que je connais. Je reprends. Nous avons des auteurs abondants (et c’est très bien) qui produisent des textes en abondance (et c’est aussi très bien). Face à ces textes, nous avons des lecteurs en abondance qui malheureusement ne disposent pas de temps en abondance (notre espace-temps est fini). Donc mécaniquement, la plupart des auteurs sont négligés. Voilà une véritable oppression culturelle. D’innombrables auteurs privés d’audience souffrent tous les jours dans leur chair et dans leur conscience. L’abondance d’une ressource entraîne presque mécaniquement la rareté d’une autre comme l’a fait remarquer Michèle Turbin. L’abondance de textes implique une pénurie de temps pour les lire. Elle implique des gestionnaires d’abondance qui font leur beurre sur le dos des créateurs. Elle implique pour moi de trouver un moyen de ne pas être opprimé.

Sur Internet, tout le monde fait la chasse à l’audience, elle se monnaie très cher, parce que l’abondance des contenus et des services l’a rendue rare et précieuse. Un temps, les auteurs se trouvent stimulés par l’ouverture offerte par le Net avant d’en subir durement les conséquences. De leur côté, les consommateurs livrés à eux-mêmes vendent leur temps d’attention, se laissant séduire par les best-sellers les mieux promus. Finalement où est la liberté dans ce modèle ?

Liberté de publier et de ne pas être lu ? Liberté de tout lire et finalement de n’avoir le temps de lire que ce qu’on nous ordonne de lire ? Je caricature peut-être, certains échappent à ce piège, mais je ne suis pas loin de la vérité. Je connais de nombreux auteurs, je connais de nombreux lecteurs. L’abondance culturelle n’a pas entraîné une diversité culturelle. Le succès grandissant des best-sellers le démontre.

Ça me fiche les boules de dire ça, parce que j’ai défendu l’abondance et que je n’arrive pas encore à lui tourner le dos, parce qu’elle promettait en théorie une société plus diverse, plus harmonieuse, plus collectivement intelligente. Il s’agissait d’une idéologie dans laquelle je me suis embarqué, une idéologie qui se heurte au principe de réalité, au fait que la rareté passe d’un vase à un autre. Nous devons trouver des mécanismes d’équilibrage.

L’abondance des contenus fait mal aux auteurs sans réellement faire du bien aux lecteurs. Je ne pense pas que nous puissions nous satisfaire d’un tel modèle. De solution universelle, je n’en ai pas. De solution pour moi, je n’en ai guère davantage. J’attire juste l’attention. Quelque chose qui aurait dû collectivement nous faire du bien ne nous en fait pas. Ce n’est pas nouveau : souvent les idéologies ont des effets contraires à ceux espérés.

Peut-être que pour soulager les auteurs on leur promettra bientôt que leurs textes seront lus par des IA (et dès aujourd’hui par les algorithmes de Google et de Facebook). Je ne suis pas sûr que cette offre les réjouisse. Nous écrivons pour des lecteurs et quand nous manquons de lecteurs nous ne pouvons être heureux. L’abondance asymétrique n’est pas la solution. L’abondance de contenus n’a réellement de sens et de portée qu’avec une abondance concomitante de temps d’attention.

Aristote s’effrayait de l’abondance des textes que l’écriture introduisait dans la société. Contrairement à lui, je n’ai pas peur de l’abondance, mais je pense que derrière l’abondance se cachent des créateurs qui eux souffrent. Je parle d’une souffrance, cette souffrance propre aux producteurs exploités par une machine qui le dépasse et le méprise. Une révolution qui se fait au prix de la souffrance ne me paraît pas positive.

Et quand du côté des lecteurs, elle implique plus que jamais le recours à des tiers, qu’ils soient techniques, les IA ou les robots d’indexation, ou humains, les bibliothécaires ou les libraires, je ne peux davantage m’en satisfaire. Le recours aux tiers implique une uniformisation, un filtrage de l’abondance, sa réduction, sa raréfaction pour qu’elle soit consommable. Nous en revenons à la nier, à en faire un terreau invisible. Cette stratégie ne me paraît pas très glorieuse. J’espérais que les lecteurs auraient le courage et les moyens techniques de voyager dans l’abondance.

À ce stade de ma réflexion, militer pour l’abondance ne me paraît ni sage ni nécessaire. Plus l’abondance se développe, plus se développe le capitalisme cognitif.

PS1 : Je ne vois aucune contradiction à être pour l’abondance (puisque potentiellement elle implique la diversité) et en déplorer les effets néfastes (il existe toujours des effets néfastes). Une image. On peut être pour la bonne bouffe tout en sachant qu’elle nuit à la santé. Il me paraît au contraire important d’identifier les effets négatifs (comme le font les médecins avec n’importe quel médicament).

PS2 : L’air et l’eau sont abondants, mais chacun de nous ne peut les goûter que brièvement parce que notre temps est compté. Toute ressource abondante possède son revers dans la rareté, et donc est tout aussi précieuse que si elle était rare.

PS3 : Je conclus par l’image d’un moment rare et, pour moi, précieux. J’en fais des photos en abondance, sans ne rien enlever à la rareté du moment.

Michèle @ 2017-12-28 17:50:24

Nous ne reviendrons pas à un éden du temps des blogs ou de la librairie de quartier, lesquels survivent mal aujourd’hui. Cependant, la pratique d’internet et des réseaux sociaux peut nous avoir appris deux choses : l’une, c’est qu’on peut laisser les algorithmes choisir pour nous, l’autre c’est que le réseau est revenu dans nos têtes, comme disait l’agent telecomix Okhin dans une itv sur les hackers (ou en live à pas Sage en Seine ? Je ne sais plus). Et on peut sans doute très bien vivre avec ces deux pratiques selon nos besoins ou envies. Dans le premier cas, je laisse un algorithme choisir pour moi le voyage en train, l’objet, le spectacle le moins cher, le plus durable, le plus adéquat à mon agenda, le plus proche géographiquement, etc. Dans le deuxième cas, malgré un rythme de vie et des pratiques quotidiennes de compétition, de division et d’individualisme, l’usage d’internet et des réseaux sociaux, le rapprochement entre les personnes par affinité nous a [ré]appris à demander l’avis de tiers proches, non géographiquement, mais par des intérêts en communs. C’est une autre façon de gérer l’abondance d’information, d’objets à acheter, de films à voir, de livres à lire.

Pour ma part j’utilise un mix des deux pour filtrer l’information, en combinant des listes de contacts appréciés sur twitter ou facebook et un algorithme comme paper.li ou scoop.it. Pour des choix plus intimes, je compte sur mes proches. Quant à la nouveauté, je m’appuie sur des rencontres nouvelles à partir de réseaux établis.

Les écueils sont les mêmes si nous ne sortons pas de nos cercles, ni de nos habitudes : « une uniformisation, un filtrage de l’abondance, sa réduction, sa raréfaction pour qu’elle soit consommable. » Je pense que nous sommes en partie responsables de nos filtres, que ce soit l’algorithme ou le réseau construit. Mais en sommes-nous conscients et quelle est réellement notre liberté ? Sommes-nous capables de tromper l’algorithme par imprévisibilité, ou avons envie d’agrandir ou de modifier notre cercle de liens ? Jusqu’où et jusqu’à quand le pouvons-nous ?

Thierry Crouzet @ 2017-12-28 18:40:07

J’aimerais pouvoir te répondre ;-) je fais comme toi, pour ma part consommateur… mais je sais bien que cette technique opprime les créateurs :-)

PIerre-André Gustang @ 2017-12-29 22:50:58

Supposons une répartition plus équitable du lectorat entre tous les auteurs. On se retrouve face à la question du revenu universel. Celle des insatisfactions face au rêve d’avoir une plus grosse part (en en espérant une transformation métaphysique de notre être, qui ne vient jamais : les vendeurs de best-sellers sont aussi déprimés).

Le cas Thierry Crouzet est intéressant : vous n’avez plus besoin de lecteurs pour vivre matériellement, grâce à vos économies et un système de rente (location de propriétés...).

Mais vous rêvez de plus de lecteurs, pour vous motiver à écrire.

Combien de lecteurs, pour être satisfait en tant qu’auteur ?

Pour un auteur pauvre, le calcul est simple : assez de lecteurs pour payer son logement, manger, vie sociale... On peut chiffrer cela aussi simplement que le revenu universel nécessaire à une vie correcte.

Mais une fois la vie matérielle assurée, où placer la satisfaction de l’auteur quant à son lectorat ?

Aujourd’hui, tout le monde est auteur, sur les réseaux sociaux. Tout le monde cherche un lectorat. Vous expliquez bien le mécanisme qui conduit à une mauvaise répartition de ce lectorat, la peur face à l’effrayante abondance, qui pousse le lecteur à chercher des valeurs sûres, celles du voisin, de la foule, du best-seller. Mais vous savez aussi que même une meilleure répartition du lectorat, entre tant d’auteurs, auteurs de plus en plus nombreux, offrirait peu à chacun, comme le revenu universel, et exposerait à ces mêmes insatisfactions qui sont les vôtres.

On peut améliorer la répartition, mais non résoudre le mal-être métaphysique.

Thierry Crouzet @ 2017-12-30 09:01:46

Exactement… Belle démonstration => l’abondance ne résout pas grand chose. Avant la plupart des auteurs n’étaient pas publiés et ils renonçaient vite à ce rêve… l’abondance entretient des rêves impossibles.

Jean Martin @ 2017-12-30 12:24:29

Une solution à la folie de l’abondance productive, c’est de cesser de juger les hommes sur ce qu’ils produisent. Ainsi on ne les encourage pas à produire sans cesse, à écrire sans cesse, pour être aimés, respectés socialement... Il y aura moins de production, moins de gâchis. Seuls ceux qui ont quelque chose de très fort à dire parleront.

Car beaucoup d’hommes sont enclins à la paresse, à la simple contemplation de la vie et des oeuvres, de la nature et de l’esprit ; mais la paresse est mal vue socialement, alors on les force à "exister" par la production. Alors ils produisent à leur tour, se font entrepreneurs, ou écrivains.

Même les alters mondialistes, pourtant sensibles à la nécessité d’une décroissance dans un monde fini, sont illogiques : ils continuent d’évaluer les hommes sur ce qu’ils font, d’admirer "ceux qui font".

Un alter paresseux et contemplatif, qui ne se lance pas dans la production d’une oeuvre quelconque "pour le bien de l’humanité" (production locale, entreprise bio, écriture de livres alternatifs...), un alter paresseux qui ne fait rien, est mal vu. On le déconsidère socialement.

Même dans le milieu alternatif, on pousse les hommes à la folie de la production pour exister socialement, et ils entrent dans cette concurrence folle qui fait tant de malheureux.

Encourageons la paresse et la contemplation ! Ne forçons personne à ne rien faire, mais cessons de mépriser les paresseux, et d’évaluer les hommes sur ce qu’ils produisent.

Dialogue d’un nouveau type :

  • "Qu’as-tu fait aujourd’hui ?"

  • "Je n’ai rien fait. J’ai rêvé, lu un peu, vu un film, aimé. Je n’ai rien produit. Je n’ai pas ajouté à la folie des marchandises, matérielles ou immatérielles. Je n’ai pas joué à l’écrivain, à l’homme politique, au révolutionnaire, au maraîcher bio... Je n’ai pas besoin de produire quelque chose pour exister, pour être considéré par vous. Cessez de transformer les hommes en bêtes productives, pour vous désoler ensuite de la concurrence folle des productions, de la matière ou de l’esprit."

Thierry Crouzet @ 2017-12-30 12:34:29

J’ai toujours aimé lire les éloges de la paresse…

Mais je ne suis même pas sûr qu’on écrive pour produire, on peut écrire pour vivre tout simplement, sans une nécessité impérieuse d’avoir des milliers de lecteurs… Quand je dis que j’écris pour voir, l’acte se suffit à lui-même, je publie mes carnets sur mon blog et si personne ne les lit, je m’en fiche, car ils ont déjà eu un effet positif sur moi…

Jean Martin @ 2017-12-30 12:51:22

Précisément si on en reste aux nécessités intérieures, il y aura moins de gâchis. Certains écriront toujours, poussés par une nécessité intérieure, mais il y aura moins "d’écrivants", qui ne le font que poussés par une mode et une recherche de récompense sociale.

Certains ont le gène de l’aventure, seront toujours entrepreneurs.

“Le DRD4-7R serait porté par seulement 20% de la population. Il a pour conséquence d’augmenter le goût pour le mouvement, la nouveauté et l’aventure”.

Thierry Crouzet @ 2017-12-30 13:14:13

20% ça serait déjà énorme :-)

Jean Martin @ 2017-12-30 15:11:15

Chez beaucoup, ce gène se limite à un goût pour le jogging.

C’est une question de sensibilité à la dopamine. Certains ont des besoins plus forts en dopamine pour se sentir bien, ils chercheront des expériences risquées, des aventures, des défis sociaux, des ambitions, des conquêtes, ou simplement du sport, pour augmenter les quantités de dopamine.

L’expression du gène est liée à un contexte familial, culturel et social, le stimulant plus ou moins, et dans telle ou telle voie, matérielle, sportive, spirituelle.

La société peut pousser les hyper-actifs dans une voie plus productiviste, ou plus sportive. Il y a bien des façons d’augmenter la dopamine, sans parler de la chimie.

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