Je voudrais parler de la façon dont ma vision du monde a évolué ces vingt dernières années, essayant de la représenter par quelques schémas approximatifs.
J’ai commencé à travailler en 1987. Autant que je me souvienne, c’était une période morose : Sida, crise pétrolière, chômage endémique, stagnation de la croissance, prise de conscience du réchauffement climatique, des perturbations écologiques, fin de la conquête spatiale… On était englué dans le No Future, dans cette idée que l’Histoire s’était achevée.
Le monde ressemblait à un gâteau à trois couches. On avait quelques producteurs de contenus/services/produits/idées qui diffusaient leurs créations grâce à une poignée de distributeurs vers la foule des consommateurs.
La société de consommation ne datait pas d’hier, mais les consommateurs disposaient de choix limités. Les distributeurs faisaient la loi, triant les producteurs, les sélectionnant, brisant bien des vocations. Tout le monde ne pouvait pas diffuser son livre ou sa nouvelle brosse à dents, la plupart des gens n’osaient même pas rêver d’écrire un livre ou de créer une brosse à dents révolutionnaire, ce qui provoquait de la frustration et contribuait à la morosité. La croissance à deux chiffres des années 1950-1960 n’était plus qu’une chimère. La taille du gâteau à se partager avait cessé de croître, imposant à beaucoup de gens de se contenter de ce qu’ils avaient.
Au milieu des années 1990 est arrivé le Web qui nous est soudain apparu comme un El Dorado, pas simplement parce qu’il était nouveau et offrait des opportunités de business, mais surtout parce que nous nous sommes persuadés que grâce à lui nous réussirions à mieux travailler, à mieux coopérer, à mieux vivre ensemble.
Notre nouvelle passion pour le Net n’était pas seulement un truc de libertaires désireux de se débarrasser des structures coercitives. Cette évolution nous paraissait indispensable : l’intelligence d’une structure coercitive égale la somme de celles de ses dirigeants alors que l’intelligence d’une structure coopérative égale la somme de celles tous ses membres. Nous pensions que mieux interconnectés les uns avec les autres, nous serions enfin capables de résoudre les problèmes globaux qui nous minent depuis le milieu des années 1970.
Pas plus que nous n’étions seulement des libertaires, nous n’étions seulement des geeks. Nous croyions fermement que nous allions changer le monde, en faire un endroit plus harmonieux et plus respectueux. Mais pourquoi placer autant d’espoir dans une innovation technologique ? On a toujours collaboré, simplement on le faisait le plus souvent à petite échelle ou alors selon le temps long à la façon des bactéries (de génération en génération une ville se construit par coopération). Mais dès qu’il fallait construire des pyramides ou des cathédrales, les structures coercitives s’imposaient pour encadrer la coopération, la contraindre, quitte à passer par l’esclavage. La collaboration n’a jamais été la forme ultime d’organisation dans les civilisations conquérantes comme la nôtre. Si la coopération était présente, c’était en filigrane.
Nous pensions donc qu’il était temps de lui donner de l’ampleur. Et pour que nous collaborations à l’échelle globale il nous fallait une technologie ad hoc : internet. La boucle était bouclée. Il ne restait qu’à se mettre au travail, à inventer des outils de rencontre, de diffusion, de discussion, d’échange. Nous avions le cahier des charges des réseaux sociaux. Ce n’est pas un hasard si Geneviève Morand a créé Rézonance à Genève en 1998.
Grâce à internet, au tournant du nouveau millénaire, le monde s’est transformé. Il conservait trois couches, mais les producteurs étaient désormais innombrables de même que les distributeurs. Alors que notre schéma ressemblait à un vase au goulot étroit dans sa version prénumérique, il ressemblait désormais à un fleuve qui irriguait la société. Tout le monde pouvait créer, tout le monde pouvait distribuer, tout le monde pouvait consommer.
Avec Xavier Comtesse et d’autres, nous avons imaginé que nos trois couches fusionnaient en une seule : nous devenions des consommacteurs, nous portions en même temps toutes les casquettes. La société soudain s’était aplatie, le monde était devenu plat. On était alors en 2005, au moment où j’écrivais Le peuple des connecteurs. Un espoir fou nous habitait.
Dans cet espace social, nous pouvions nous interconnecter, créer des liens, et c’est toujours possible. Plus nous créons de liens, plus nous augmentons la complexité du graphe social, plus il devient difficile de manager et de contrôler la société sous-jacente, plus ses acteurs sont libres, plus les échanges se fluidifient et facilitent la coopération.
Cette plus grande liberté associée à une perte de pouvoir des forces coercitives impliquait que nous nous auto-organisions sans le secours d’autorités centrales, que nous coopérions, ce qui avait pour effet d’augmenter notre intelligence collective. J’ai mis en évidence ces mécanismes dans L’alternative nomade. En résumé : plus je me lie, plus je suis libre, libre notamment de coopérer avec les autres, de créer de nouveaux liens, de me libérer d’autant plus et d’être d’autant plus heureux parce que je deviens un être irréductible.
En fait, c’est la théorie. Sur le papier, une possibilité nous est donnée, dont certains se saisissent pour leur plus grand bénéfice, sans que la plupart des gens effectuent un choix semblable. Mon erreur, et celle de beaucoup d’autres, aura êté de croire que la possibilité d’un changement impliquait ce changement.
J’ai manqué de lucidité. Pourtant, à cette époque, je travaillais sur Ératosthène. Bien qu’établie dès le IIIe siècle avant notre ère, la possibilité du voyage autour du monde n’a été acceptée que 1800 ans plus tard. Une innovation technique et scientifique n’implique pas une révolution politique et sociale. En 2005, lorsqu’émergeait le Web 2.0, nous n’avons pas collectivement saisi notre chance.
Qu’avons-nous fait de notre excès de liberté ? Nous avions la possibilité de nous lier sans cesse davantage, de consommer hors des sentiers battus, d’explorer, de nous abandonner à notre curiosité. C’était vrai, ça reste vrai, mais, face à la diversité vertigineuse qui s’offrait à nous, beaucoup ont choisi la voie de la facilité, allant tous aux mêmes endroits aux mêmes moments.
Nous appartenons à une espèce grégaire, nous avons besoin de nous imiter les uns les autres (fonction sociale qui explique peut-être pourquoi nous aurions surpassé Néandertal). Librement, nous avons massivement choisi de faire confiance aux mêmes distributeurs, engagés dans une fantastique bataille pour capter notre attention. Nous avons créé Google, Amazon, Facebook, Twitter…
En plus de croire que nous pouvions d’un coup de cuillère à pot dépasser nos atavismes, nous avons commis une erreur de raisonnement. Pour coopérer, nous avons besoin de réseaux sociaux, mais, si ces réseaux sociaux sont administrés par une poignée de personnes, elles prennent mécaniquement la tête de structures coercitives, imposant leur volonté de puissance et de contrôle à tous les acteurs. Nous avons oublié que l’administration du réseau aussi devait être coopérative, sinon elle constitue un goulet d’étranglement, un point où l’intelligence collective s’annihile et où nos rêves s’étiolent. Nous avons manqué de cohérence.
Un exemple. Les cryptomonnaies Bitcoin et Ethereum reposent sur une technologie décentralisée de type P2P, la blockchain. Personne ne les administre, pas de banque centrale, pas d’institution tutélaire (sinon le code source des applications). Pourtant, dans les deux cas, trois ou quatre mineurs contrôlent 50 % de la monnaie. Une structure ouverte se recentralise mécaniquement parce que les acteurs se battent pour le pouvoir (c’est sans doute une conséquence du code, par nature écrit, et qui donc doit être dépassé par une structure humaine bien veillante).
Cette lutte de pouvoir n’a pas affecté les producteurs. Chez eux, le pli est pris. La société déborde de créativité, tout le monde peut imprimer son livre avec l’impression à la demande, fabriquer sa brosse à dents avec une imprimante 3D, mais, pour vendre, plutôt que vendre en direct, nous passons pour la plupart par des plateformes, parce qu’ayant gagné la bataille de la distribution elles sont plus performantes. Les blogueurs publient dans les médias centralisés de type Huffington Post plutôt que chez eux. Les hôteliers louent leurs chambres à travers des agrégateurs comme Booking plutôt qu’en direct ou à travers le réseau des agences de voyages. Les taxis sont ubérisés, de même que bien d’autres métiers à travers Amazon.
La société a repris son ancienne structure en trois couches, les distributeurs devenant un goulet d’étranglement. Ils acceptent de tout vendre, mais les consommateurs n’achètent que les têtes de gondole, si bien qu’il y a peu de place pour l’artisanat, et même moins que par le passé. Les plateformes rackettent les producteurs, les laissant exsangues, ne consacrant que quelques stars pour mieux démontrer que tout le monde peut réussir alors qu’en vérité seulement une élite s’en tire. D’où à nouveau un vent de morosité, puisque bien des espoirs se trouvent brisés.
Dans ces circonstances, plus question de se lier, de coopérer, on en revient au chacun pour soi, d’autant plus dangereux que nous n’avons pas réglé les problèmes globaux.
Qu’est-ce qui a foiré ? Nous avons commis quelques grossières erreurs.
- Nous avons fait preuve de constructivisme, doctrine qui croit qu’il suffit de décider quelque chose pour que cette chose advienne. Les communistes en URSS étaient de parfaits constructivistes, annonçant des plans quinquennaux intenables. Nous avons de même décrété l’avènement de la société en réseaux et vanté ses mérites sans observer ce qui se passait vraiment dans une telle société. L’histoire ne se prédétermine pas, elle avance sans que nous la contrôlions.
- Nous avons surestimé notre capacité individuelle à nous transformer, à nous arracher à nos habitudes millénaires, notamment à notre grégarisme qui nous pousse à nous rassembler en églises, en partis, en sectes (même les défenseurs du logiciel libre ont fini par former une communauté imperméable à la critique). Nous avons été éduqués à être de bons soldats, pas des hommes libres. Par exemple, nous préférons lire le même livre que les autres plutôt que lire des livres que personne ne lit (d’où le succès grandissant des best-sellers).
- Ce penchant pour le mimétisme est dangereux dans une société structurée en réseau comme l’est devenue la nôtre sous l’impulsion d’internet. Peu à peu certains nœuds du réseau récoltent plus de lien que d’autres, et, par un effet boule de neige, ils deviennent gigantesques. C’est ce que nous appelons le winner-take-all. Une loi naturelle qui joue métaphoriquement le même rôle que la gravitation dans le monde physique. Plus un nœud est gros, plus il attire de liens à lui et plus il grossit. Ainsi dans une société en réseaux où les acteurs s’imitent les uns les autres, les GAFAM apparaissent mécaniquement. Censurer Google ou Facebook ne sert à rien. Si l’un est abattu, d’autres géants les remplacent immédiatement. Nous avons laissé les pouvoirs se concentrer (cela se produit systématiquement quand nous avons un réseau décentralisé sans administration, ce qui est le cas pour les cryptomonnaies et contrairement à ce qui c’est passé avec Rézonance, qui a toujours été administré).
- Nous n’avons rien fait pour empêcher la croissance des inégalités. L’apparition de nœuds gigantesques implique que les personnes à l’origine de ces nœuds s’enrichissent démesurément, en conséquence les riches deviennent toujours plus riches, les 1 % détiennent de plus en plus de la richesse mondiale. Dans l’absolu, ce phénomène n’implique pas une baisse du niveau de vie des plus pauvres, mais relativement oui, ça crée une fracture dans la société, ça provoque un sentiment de rejet, de refus, de révolte. Nous sommes bien loin de l’harmonie initialement escomptée.
- La bataille entre les plateformes, et donc leurs administrateurs, a vite impliqué une bataille de tous les producteurs pour acquérir de la visibilité sur ces plateformes. Nous vivons dans un état de guerre permanent pour gagner de l’attention. Plutôt que d’exister en nous-mêmes, par nous-mêmes, au regard des gens qui comptent pour nous, nous avons tendance à vouloir exister aux yeux de tous, rêve que les plateformes nous ont vendu.
Ces erreurs nous imposent de réagir si nous voulons que la coopération se développe à vaste échelle et que nous adressions enfin les problèmes induits par la globalisation.
- Nous devons tourner le dos au constructivisme et devenir pragmatiques. Par exemple, si nous aimons l’idée du revenu de base, expérimentons le revenu de base comme nous le faisons en ce moment avec la monnaie ?1. Ne perdons pas de temps à parler des vertus d’une société avec un revenu de base. Nous ne savons rien de cette société. De même, si nous apprécions la coopération, coopérons.
- Pour lutter contre le mimétisme, nous devons mieux nous former et nous instruire. Nous devons cultiver notre sensibilité esthétique, notre sens de l’écoute, notre empathie. Nous devons travailler sur nous même, tout en restant curieux de tout. L’art est plus important que jamais.
- Pour éviter le winner-take-all, nous devons combattre le mimétisme et en même temps contrer cette loi fondamentale des réseaux. Dès qu’une structure grandit, une instance régulatrice doit encadrer sa croissance pour éviter l’apparition de structure monstrueuse à caractère potentiellement totalitaire. Cela signifie qu’une organisation totalement décentralisée n’est pas la solution. Une telle organisation implique presque mécaniquement l’apparition de potentats, c’est d’autant plus vrai que cette structure est petite (la dictature est la forme optimale d’organisation quand il s’agit de résoudre des problèmes simples). Reste à imaginer une instance régulatrice, une sorte d’État, qui ne serait pas centralisée. Peut-être devons-nous imaginer des réseaux qui se contrôlent les uns les autres.
Dans un monde de réseaux, pragmatisme, développement personnel et développement d’une forme ou d’une autre d’État doivent aller de pair. En attendant, internet est brutal.
Je ne dis pas que les choses n’ont fait qu’empirer depuis que le réseau des réseaux nous interconnecte. Je n’ai jamais rencontré autant de gens passionnants que depuis que je suis connecté, j’ai pu quitter Paris pour vivre au bord de la mer, j’ai pu diffuser mes textes sur mon blog sans qu’un éditeur me censure, j’ai vu l’économie de paix de développer, la parole se libérer. Tout n’est pas noir, ces changements sont profonds, durablement installés j’espère. Ils constituent peut-être la première étape d’un grand mouvement d’individuation qui, à terme, nous permettra de lutter contre le mimétisme.
Par ailleurs, nous ne sommes pas revenus au schéma de la société prénumérique. Désormais, la foule des producteurs correspond à la foule des consommateurs. Si on prend le schéma précédent, on peut imaginer le replier pour que le plan des producteurs touche celui des consommateurs. On obtient une chambre à air que les plateformes seraient en train de pincer pour prélever leur dîme au passage des informations, biens et services, matières premières qui pour la plupart circulent dans le même sens.
Si nous voulons ranimer notre rêve d’une société plus coopérative, plus intelligente et harmonieuse, nous pouvons inverser cette circulation, ce qui revient à court-circuiter les plateformes, à resserrer les liens entre les producteurs et les consommateurs. Nous pouvons de même court-circuiter les plateformes en établissant des pontages, exactement comme dans le cas d’un incident cardiaque.
Nous disposons de tous les outils nécessaires. Reste un problème de taille : comment luttons-nous contre le grégarisme ? Il ne suffit pas d’avoir des outils pour changer le monde, il faut encore que cette volonté soit partagée par la majorité, et au-delà de la volonté qu’elles se traduisent en actes.
Un exemple.
Nous avons des blogueurs, des producteurs donc, qui s’adressent directement aux consommateurs. La vérité, les blogueurs sont moins populaires aujourd’hui qu’hier, moins influents. Les influenceurs ont basculé sur YouTube, une plateforme centralisée, ni plus ni moins qu’un étrangleur de la chambre à air.
Si, pour faire passer nos idées, nous sommes obligés de les publier via des éditeurs qui diffusent à travers la grande distribution, nous tournons le dos à la coopération, nous tournons le dos à notre rêve. Voilà pourquoi, même si je publie des livres, je continue à bloguer. Je me dois d’entretenir cette possibilité pour que nous conservions une chance d’inverser le flux d’énergie dans notre chambre à air.
Je suis devenu beaucoup plus pragmatique que par le passé. Le grégarisme est un fait massif, illustré par bien des drames historiques. On peut lutter contre lui par davantage de formation, de culture, d’art, d’émotions. Nous devons nous enrichir davantage les uns aux autres. Voilà pourquoi j’écris, en particulier des romans. Pour essayer de donner envie à mes lecteurs d’être eux-mêmes, différents, uniques. Nous devons nous arracher à la foule, nous devons poser notre uniforme de petit soldat.