Elaine est morte fauchée par une voiture autonome Uber le 18 mars à 22 heures. Moins de cinq jours plus tard, le 23 mars, Wei Huang est mort après que sa Tesla Model X ait percuté le parapet en béton séparant les deux voies de l’autoroute 101 à Mountain View, Californie. Le point commun entre ces deux victimes : ils sont les dommages collatéraux d’une technologie balbutiante. Les similitudes s’arrêtent là.
Elaine était une SDF qui vivait dans un squat qu’elle était probablement en train de rejoindre en pleine nuit quand elle a été percutée. Peut-être avait-elle acheté un pack de bières pour se réchauffer le cœur avec ses amis d’infortune. Son vélo chargé de sacs de course, elle traversait une route où la visibilité n’était pas si mauvaise.
Wei Huang, lui, avait payé entre 80 000 et 140 000 dollars un SUV de luxe supposé robuste et fiable auquel il faisait immodérément confiance, au point de lui confier le pilotage, pendant que peut-être il travaillait, question de ne pas perdre la moindre seconde de sa précieuse productivité. À 38 ans, Wei était développeur chez Apple.
On peut imaginer qu’une IA tueuse a décidé de s’en prendre à nous. Dans le premier cas, elle a zigouillé Elaine, parfaitement informée de sa présence par ses radars. Tout ça pour effectuer un test, pour évaluer notre capacité à réagir collectivement, pour analyser nos comportements… Dans le second, elle s’est débarrassée de Wei peut-être parce qu’il ne lui plaisait pas ou parce qu’il s’apprêtait à créer un code capable de conférer aux IA un sens éthique. On peut tout imaginer : des Terminators déguisés en Transformers sont déjà parmi nous. On peut aussi lire ces histoires parallèles comme la démonstration de notre propension à prendre des risques. D’une certaine façon, Wei savait ce qu’il faisait. Après tout, il faut être naïf pour faire confiance aux déclarations d’Elon Musk, toujours prompt à nous promettre que nous marcherons sur mars demain (il finira par avoir raison, mais quand ?).
Elaine, elle, n’avait rien demandé. Elle a fait face à l’impensable, un peu comme si un fou échappé d’un asile s’était précipité sur elle. Elaine ressemble à chacun de nous qui tous les jours sommes les victimes naïves des géants d’Internet et de leurs acolytes. Nous utilisons leurs services, persuadés qu’ils ne nous écraseront pas, pourtant ils foncent sur nous, nous percutent, nous arrachent nos données, et au-delà de nos données notre précieux temps d’existence. Ils nous vendent des vies illusoires, nous transformant en zombies, pour mieux recommencer le lendemain, nous jetant dans leurs centrifugeuses qui éclaboussent nos cerveaux à la surface des parois poreuses de leur data center.
— Cette voiture va changer de voie, non…
Voici peut-être la dernière pensée d’Elaine. Croire que la voiture ne quitterait pas ses rails était impensable. J’ai un ami qui a été tué par une voiture Uber, à Paris, une voiture pilotée par un humain. Ses derniers mots : « Merde, merde, merde… », comme si au dernier moment il avait pris conscience de ce qui était en train de lui arriver.
Wei aurait pu être plus méfiant. Dans la matinée du 22 janvier, une Tesla Model S sous autopilote s’était déjà crashée dans le hayon d’un camion de pompier près de Los Angeles. Heureusement, sans causer de victime. Stationné sur la piste d’arrêt d’urgence lors d’une intervention sur un autre accident, le camion ne bougeait pas et l’autopilote ne l’a pas pris en compte !
Le 7 mai 2016, en Floride cette fois, Joshua Brown, un ancien des Navy SEAL, a connu un destin plus tragique quand sa Model S a percuté un camion qui croisait la route sur laquelle il roulait à 74 mph. La NTSB (National Transportation Safety Board) a fini par déclarer par l’entremise de Chris O’Neil, son porte-parole, que l’autopilote de Tesla était partiellement responsable du drame en ce sens qu’il incite les conducteurs à se désintéresser de la conduite. En revanche, les parents de Joshua Brown ont déclaré que leur fils aimait la technologie et que Tesla n’était en rien responsable de sa mort. Combien Tesla a payé pour obtenir cette déclaration ?
Je n’arrive pas à comparer les morts de Wei et de Joshua à celle d’Elaine. Tous les possesseurs de Tesla ont été embauchés à leur insu comme pilotes d’essai. Ils savent que leur autopilote aide au pilotage, mais en aucun cas ne se substitue à eux. Et puis, ils sont censés connaître les risques du métier, un peu comme nous tous quand nous allons sur Facebook ou Twitter. Mais pas de quoi s’inquiéter : les Tesla seraient plus sûres que les autres voitures. Voici une déclaration officielle de la marque :
There are about 1.25 million automotive deaths worldwide. If the current safety level of a Tesla vehicle were to be applied, it would mean about 900,000 lives saved per year.
Il est vrai que dans ces histoires il ne faut pas faire de cas particuliers des généralités et perdre son sang froid de probabiliste. Si on en croit les chiffres de Tesla, leurs voitures seraient donc 72 % plus sûres que les autres. Nos vies ne sont-elles pas 72 % plus excitantes depuis que nous passons des plombes à discuter en ligne des facéties de nos chats ?
Mais rassurons-nous. La théorie de l’IA tueuse ne vaut pas pour les victimes des automobilistes Tesla. L’autopilote ne prend pas de décision, il alerte le passager quand il juge nécessaire de freiner ou de braquer de toute urgence. À ce stade de l’enquête, personne ne comprend pourquoi Wei n’a pas réagi quand plusieurs fois sa voiture lui a demandé de reprendre le volant en main. Peut-être que Wei était si persuadé que l’avènement des IA était proche qu’il anticipait exagérément ce moment. Wei a peut-être fait preuve d’une confiance exagérée en la technologie. Nous lui ressemblons tous. Nous entendons les promesses des commerciaux et ignorons les mauvais augures. Après tout, c’est ainsi que nous allons de l’avant, risquant nos vies pour nos successeurs.
À ce jour, Elaine reste la seule à avoir été tuée par une IA autonome.