Nous autres auteurs sommes d’éternels insatisfaits. Qu’on ne parle pas de nos livres et nous nous morfondons, qu’on en parle et nous nous estimons incompris. Je me range dans les deux camps. Si certains lecteurs ont saisi Mon père, ce tueur avec une lucidité bouleversante, d’autres se sont arrêtés au titre, parlant d’un père ultraviolent qui terrorisait sa famille.
La vérité n’est pas si simple. Le paradoxe : j’ai vécu une enfance heureuse, malgré les coups de folie de mon père et la pression psychologique qu’ils exerçaient sur nous. Pour mettre les points sur les i, voici une collection de réponses, parfois redondantes, à quelques questions récurrentes qui m’ont été posées depuis la sortie du livre.
— Mon but n’a jamais été de régler mes comptes avec mon père, mais plutôt de le comprendre pour mieux l’aimer, pour l’accepter avec ses défauts et ses qualités. J’ai d’abord écrit pour moi, pour faire le deuil, aussi pour me donner le courage d’ouvrir la lettre qu’il m’a laissée à sa mort. Puis pour mes enfants, pour qu’ils sachent, qu’ils connaissent leur filiation, la violence tapie en nous. Puis j’ai compris qu’il y avait quelque chose de plus grand que nous dans cette histoire : la fabrique de la violence et de la haine, des phénomènes contre lesquels nous devons tous lutter.
— Quand est né ce projet littéraire ?
— J’ai toujours pensé que je devais écrire sur mon père, parce que nos rapports ont toujours été ambigus, faits d’admiration et de peur, parce que j’ai toujours su que mon père était un tueur, et que vivre avec un tueur n’a pas été anodin, ça colorait tous les instants, en même temps il y avait une histoire à raconter, celle d’un gamin presque naïf qui devient un tueur, il y avait là de l’universel, parce que ce drame se répète depuis toujours.
Tant que mon père vivait, je ne pouvais pas imaginer écrire un tel livre, encore moins imaginer le publier. J’aurais été incapable de me libérer, de tout dire, autant mon amour que mes peurs. Il a fallu qu’il meure pour que je puisse écrire ce livre. Il a fallu qu’il me laisse cette lettre que j’étais incapable d’ouvrir. Au bout de trois ans, au printemps 2017, la situation étant intenable, j’ai commencé à écrire dans l’espoir de trouver le courage d’ouvrir la lettre. Initialement le manuscrit s’appelait La lettre de mon père.
— Si on prend Kubrick, on ne le classe pas comme un cinéaste de science-fiction (2001), ou un cinéaste historique (Barry Lyndon), ou un cinéaste érotique (Eyes Wide Shut), ou un cinéaste fantastique (Shining), ou un cinéaste comique (Docteur Folamour), ou un cinéaste de guerre (Full Metal Jacket)… Tous ses films appartiennent à des genres différents et ça ne choque personne. Pareil si on prend un peintre comme Picasso, il a été réaliste, cubiste, expressionniste… On célèbre l’éclectisme de certains artistes, mais pas celui des écrivains, comme si on se méfiait de notre versatilité, alors qu’elle ne fait que refléter notre curiosité.
Tout ça parce qu’un livre est un produit de grande consommation, avec une chaîne de distribution propre à la grande consommation. On classe les livres dans des genres comme les voitures dans des gammes pour faciliter leur commercialisation. En France, vendre un livre implique de le mettre dans un rayon particulier. Dans beaucoup de pays, on ne classe pas les romans de façon aussi marquée. Dans les librairies américaines ou anglaises, sur les murs les plus visibles, tous les romans se mélangent sans distinction de genre.
D’ailleurs, quand on regarde l’histoire littéraire, la notion de genre vole en éclat. On a des romans érotiques, voire pornos, qui sont jugés littéraires, de même des polars, des romans de science-fiction ou d’aventure, des histoires d’amour… Houellebecq a écrit des romans de science-fiction qui ont été rangés en littérature. Il a lui-même écrit sur Lovecraft, un auteur fantastique, aujourd’hui reconnu comme un des plus grands écrivains littéraires du XXe siècle.
Ce n’est pas le genre qui fait l’écrivain, mais son exigence littéraire, son obsession pour la forme en même temps que pour les thématiques qui traversent son temps. Quand j’ai écrit La quatrième théorie sur Twitter, c’était un thriller de science-fiction, mais c’était surtout l’objet d’une expérience littéraire menée en public, avec des contraintes terribles sur l’écriture.
Quel est le genre de mon blog ? On dit justement des blogs comme le mien qu’ils sont littéraires parce qu’ils n’ont pas de genre par opposition à ceux qui ne parlent que de cuisine (et on peut parler de cuisine avec art).
Ce n’est pas moi qui me suis rangé dans des genres, mais mes éditeurs successifs, et j’en ai souvent changé, parce que comme j’écris ce que je veux, il faut au final tenter de glisser ces textes dans des genres pour réussir à les mettre dans des rayons en librairies. C’est une opération assez violente, assez artificielle, que j’accepte parce que c’est la loi du marché, mais je ne l’accepte pas d’un point de vue créatif. Donc, pour résumer, je n’ai pas écrit des livres de genre, mais ils ont été rangés dans des genres pour être publiés.
Maintenant, je suis conscient que Mon père, ce tueur a une couleur différente de mes autres textes (ils ont tous des couleurs différentes). Je dis que c’est mon « roman français », parce qu’il épouse la forme classique des romans dits littéraires chez nous. Il s’ancre dans l’histoire de France, la guerre d’Algérie, traite du rapport père fils, de l’héritage, de la transmission, sujets éternels, il parle de sentiments et d’émotions, il ne verse pas dans l’essai, il ne questionne pas l’hypercontemporain comme je le fais d’habitude en parlant de technologie et de science.
— D’habitude, j’écris pour tenir le réel à distance, je le dissèque, je l’analyse, j’écris pour me protéger en quelque sorte, mes textes sont des armures. Cette fois, je me suis mis à nu, j’ai osé avouer ma vulnérabilité, celle du gamin que j’étais et celle de l’homme que je suis. Je ne pouvais pas éviter cette plongée dans l’intime. J’ai écrit ce livre pour moi, pour me donner du courage face à la lettre de mon père.
Le processus d’écriture a été très intime. En temps ordinaire, je suis capable d’écrire en public, j’ouvre mon atelier, j’aime l’interaction. Pour Mon père, ce tueur, j’ai écrit dans mon coin, presque dans le secret. Même ma femme n’a rien lu avant la fin. C’était un combat entre mon père et moi, une affaire de famille. Une fois que je suis arrivé au bout, une fois que j’ai un peu mieux compris mon père, que je me suis senti en paix avec lui, il m’est devenu possible de montrer le texte et j’ai commencé à me dire que cette histoire avait quelque chose d’assez universel pour que d’autres s’y retrouvent.
J’étais conscient de tenir un livre différent de mes autres livres, paradoxalement très proche de mon journal, très proche de moi, plus humain quelque part, car moins intello, moins abstrait, moins discursif et moins théorique. Même sa forme était classique. Je l’ai vu comme le début d’une nouvelle vie littéraire pour moi, comme un recommencement, une renaissance, c’est pour ça que je l’ai envoyé à quelques éditeurs que je ne connaissais pas, ou très peu, et qui ne m’avaient jamais lu, comme si c’était mon premier livre.
J’ai l’impression que c’est vraiment mon premier livre, le premier où je suis tout entier. Dans les autres, j’ai toujours joué un rôle, pris une posture, je me cachais.
— Mon père a toujours été un mystère pour moi, en plus d’avoir été un affabulateur et un exagérateur. Entre ses déclarations vraies et fausses, souvent sans que je les différencie, il y a des trous que j’ai dû combler, reboucher, pour donner de la cohérence à ce personnage que j’ai bien connu tout en ignorant presque tout de lui.
Par exemple, quand dans ses notes il déclare qu’il avait davantage d’argent que les autres appelés et donc beaucoup de copines, je suis obligé de tirer le fil, de voir où il me mène. Et là, un copain cycliste me déclare que son père lui aussi Sétois était le patron des bordels militaires de campagne, difficile d’imaginer que mon père ne le connaissait pas.
C’est donc un roman qui ne prétend à aucune véracité, ni historique, ni familiale. Tout est vrai et beaucoup de choses sont fausses, surtout les détails. Le fond, c’est ce que j’ai ressenti, ce que j’ai éprouvé, ce qui parfois m’a blessé. Je n’ai pas triché, mais c’est une vérité subjective. Si j’avais un frère ou une sœur, ils auraient raconté une autre histoire.
Ce n’est pas un livre historique sur l’Algérie, mais sur l’Algérie telle que mon père me l’a racontée, l’Algérie que lui a connue. Tout est vu à travers son prisme déformant.
Il ne s’agit pas d’un roman historique même s’il se déroule sur fond d’évènements réels. C’est un roman sur l’héritage, la transmission, la violence, l’amour et la peur, la vulnérabilité d’un enfant face à son père.
Seule la littérature pouvait m’aider à plonger dans la réalité fictive de mon père, pour peu à peu m’aider à le réinventer jusqu’à moins le craindre et trouver le courage d’ouvrir sa lettre.
— J’ai avant tout invoqué mes souvenirs. J’ai utilisé une vingtaine de feuillets écrits par mon père et que j’avais mis au propre pour lui en 2012, l’interrogeant à cette époque quand je notais des incohérences.
J’ai passé beaucoup de temps en Algérie via image satellite. J’ai regardé des photos d’époque, dont celles ramenées par mon père.
Bien sûr, j’ai lu quelques livres d’histoire, notamment ceux de Benjamin Stora, me concentrant sur les prémices de la guerre et les années 1956-1957 quand mon père était en Algérie. Mais je me suis interdit de devenir un expert de la période, j’ai tenté de me mettre en phase avec ce que les Français des années 1950 savaient sur l’Algérie.
J’ai construit une chronologie historique des évènements, pour essayer de comprendre l’état psychologique de mon père.
J’ai lu des témoignages d’autres soldats affectés aux mêmes endroits que lui. J’ai même trouvé une photo de lui sur un forum, prise par un autre soldat, mais dont il ne se souvenait pas.
Mais je n’ai pas fait d’enquête pour démêler le vrai du faux. Je n’ai pas interrogé les survivants. J’ai travaillé sur la légende familiale, j’ai écrit un roman inspiré de faits réels.
Mon but n’était pas la véracité, mais de faire la paix avec mon père.
— J’ai digéré et amalgamé mes influences depuis longtemps. Gombrowicz. Rousseau. Flaubert. Proust. Gide. Hemingway. Les auteurs américains de science-fiction de l’âge d’or. Les Nouveaux Romanciers, puis Perec, Lovrecraft, Kundera, Manchette, Simenon, Bouvier, Chatwin. J’aime les auteurs minimalistes, je déteste les baroques. Je n’ai jamais réussi à lire Cent ans de solitude, mais j’ai paradoxalement adoré Sous le volcan. Des cinéastes comme Tarkovski, Antonioni ou Rozier m’ont peut-être davantage influencé que n’importe quel écrivain. Je ne voue aucun culte aux auteurs de ma génération, même si j’admire Jon Krakauer. Mes compagnons d’écriture sont souvent des blogueurs, qui pour la plupart ont peu publié de livres, voire aucun parce que leur forme ne se prête pas au format livre.
- Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est fictif ?
- Un copain m’a dit « Génial le coup de la lettre » comme si c’était un artifice scénaristique. Malheureusement non. Tout commence avec cette lettre, bien réellement effrayante pour moi (et pour ma mère). Après il y a mes souvenirs, certains remontant à mon enfance, donc déjà sujets à caution. Il y a mon rapport à mon père avec lequel je n’ai jamais triché, en tout cas volontairement. Trois ans après sa mort, il y a ma volonté d’ouvrir enfin sa lettre, de ne pas passer le restant de ma vie en la sachant cachetée dans un tiroir. Et avant, il y a la nécessité de comprendre mon père, de me mettre à sa place écrivant cette lettre, donc de revivre son parcours, de revivre sa guerre d’Algérie et ses propres traumatismes.
À ce moment, la fiction s’impose parfois, parce qu’il y a des trous dans ce que mon père m’a raconté, il y a des incohérences, il y a la nécessité de donner une continuité à une vie pour me la rendre intelligible, comme est intelligible un personnage romanesque. C’est d’ailleurs une des propriétés du roman : rendre des êtres humains compréhensibles alors que dans la vie c’est toujours plus compliqué (en cela le roman est toujours mensonge même s’il donne l’illusion de réel). Je n’ai pas cherché à vérifier les faits de guerre racontés par mon père et j’ai été obligé de leur donner de la chair, de les rendre réels, ce qui parfois a impliqué d’imaginer d’autres faits préalables ou subséquents. En revanche, je n’ai ni ajouté ni retiré de morts, c’était déjà suffisamment violent. La volonté de véracité dans la reconstruction de mon père m’a paradoxalement souvent poussé vers la fiction.
— Finalement, quel est le sujet de votre roman ?
— Certains lecteurs on dit que c’était une déclaration d’amour d’un fils pour un père, je n’ai rien à rajouter. L’amour malgré tout, l’amour pour le meilleur et pour le pire. Je n’ai pas écrit un livre de guerre, mais un livre d’amour, et mon prochain roman sera encore une histoire d’amour.