Dans La Mécanique du texte, je parle de l’influence de la technologie sur l’écriture. Dans La stratégie du cyborg, je parle de l’auteur augmenté par les réseaux sociaux. Durant la crise coronavirus, je découvre de nouvelles possibilités à la fois mécaniques et sociales.
Avec les blogs au cours des années 2000, nous avons réinventé la république des lettres, en accroissant la vitesse et le dynamisme.
- Un auteur publie un texte.
- D’autres lui répondent quasi immédiatement, soit en commentaire, soit sur leur propre blog.
- L’auteur publie un nouveau texte en réponse, tout en développant plus avant ses idées.
C’est un processus d’écriture multidimensionnel et social, chacun des auteurs développant une œuvre connectée à d’autres œuvres.
À la fin des années 2000 et au début des années 2010, cette technique d’écriture s’est déplacée sur les réseaux sociaux, l’auteur publiant un texte, ses lecteurs venant interagir en commentaire pour l’essentiel. J’ai écrit deux romans selon ce mécanisme, La quatrième théorie et One Minute. C’est une écriture séquentielle :
- Je publie un texte (une phrase sur Twitter, un chapitre sur Wattpad).
- Les lecteurs commentent.
- Leurs commentaires induisent quelques corrections, mais surtout la phrase ou le chapitre suivant.
Le processus se répète de la sorte, les lecteurs influençant le work in progress.
Depuis le début de la crise coronavirus, ces deux mécanismes ont donné naissance à un troisième assez différent, peut-être parce que grâce au confinement de nombreux lecteurs ont du temps.
- Je publie un article.
- Les lecteurs commentent, critiquent, contredisent, sourcent…
- Je modifie l’article. C’est un peu comme si je le republiais sans cesse, parce que d’autres lecteurs débarquent, et le processus recommence à l’étape 2.
Il m’est arrivé de publier un article à midi et de ne cesser de le modifier durant deux jours, et même plusieurs jours après.
Ce processus itératif ne m’est pas étranger. Il est même classique pour moi. Quand je travaille sur un livre, j’écris vite, mais je ne cesse de réécrire durant des mois, souvent demandant à des amis ou à mon éditeur de me critiquer.
Mais ce processus itératif est caché, enfermé dans mon atelier. Avec le coronavirus, il s’est ouvert. Je vois qu’un lecteur n’a pas compris un point, alors je le réécris, explique mieux. Je vois que j’ai manqué de précision ou que j’ai effectué des raccourcis, alors je rectifie, réécris encore. Parfois un article double ou triple de taille au cours du processus, assez stressant, mais en même temps grisant. Il y a une tension, la sensation d’urgence, comme si le texte était vivant, parce que je sens des lecteurs en train de le lire en même temps que je le retouche. C’est comme écrire en direct, comme sculpter un texte.
Parfois je m’en veux d’avoir publié trop vite, d’avoir déçu les premiers lecteurs, mais c’est parce que le texte est en ligne qu’il peut s’améliorer à une vitesse assez invraisemblable.
Il ne s’agit pas d’un travail littéraire, je vis cette expérience dans le domaine de l’essai, de la critique, de la chronique, du coup de gueule. Ce n’est pas la pureté du texte qui est en jeu, mais sa rigueur, ou tout moins qu’il dise ce que je pense dans la fenêtre de temps où je le travaille. Tous ces textes seront a posteriori des photographies de mes états mentaux, avec des temps d’exposition bien plus longs qu’à la grande époque des blogs, où les repentis s’ils existaient n’étaient pas aussi nombreux et extensifs. On avait alors tendance à publier un autre texte (certains auteurs ont dû travaillé en itératif ouvert — moi-même, mais jamais avec l’intensité actuelle).
Pour moi, c’est d’autant plus compliqué que j’écris en même temps un livre, en partie lié à mes billets, souvent de très loin, mais la mécanique à l’œuvre en ligne influence celle encore invisible, les deux se répondent, se télescopent, se brouillent. J’aurai besoin de vacances après le confinement quand la vie extérieure reprendra son cours (un presque impensable).
L’écriture itérative ouverte est une expérience créative puissante, possible parce que l’actualité entre en résonance avec mon travail. J’adorerais vivre cette mécanique pour un roman, mais peut-être est-ce une chimère, peut-être que trop peu de lecteurs s’intéressent au roman pour jouer ce jeu, ou alors il faudrait que ce soit un roman d’actualité, un roman de notre temps, qui raconte notre présent, mais je doute que ce soit possible, peut-être parce que le roman n’est plus une forme prégnante. Le réel dépasse la fiction et la fiction n’est plus qu’un moyen d’oublier le réel : un truc pour le soir, pour se changer les idées, une espèce de drogue. Si c’est le cas, le romanesque ne m’intéresse plus, ou il faut le renouveler en profondeur.
Je vois davantage de romanesque dans nos diverses façons de vivre le confinement que dans tous les romans contemporains. Ma propre façon de le vivre en écrivant est en elle-même romanesque. Je ne peux pas m’empêcher de penser que parfois je publie des textes pour leur propre effet sur les lecteurs qui en retour auront des effets sur moi. N’est-ce pas romanesque pour un auteur de vouloir coucher avec tous ses lecteurs en même temps ?