À l’initiative de Romain Bossard d’Hors Trace Aventures, on se retrouve à une dizaine au Crès, commune en périphérie est de Montpellier, pour un 100 miles gravel autour du Pic Saint-Loup et de l’Hortus.
Nous devions commencer à pédaler à 5 heures 30, mais couvre-feu oblige nous ne partons qu’à 7 heures. Il fait encore nuit et froid, même très froid pour la saison. La météo prévoyait au plus bas 4°C avec une maximale à 18°C, sans anticiper qu’au bord du Salaison, nos thermomètres plongeraint vers zéro et bientôt passeraint en négatif, ce qui est exceptionnel chez nous en octobre.
Nos doigts et nos orteils piquent, ce qui nous incite à appuyer sur les pédales, mais sans trop nous énerver, car nous attendent près de 2 500 mètres d’escalade, et sans doute quelques surprises. Je commence à connaître Romain. Avec son passé de vététiste, il a une conception large du gravel.
Je lui ai bien demandé si c’était vraiment gravel. Il m’a juré que oui, que c’était même roulant. Je pédale donc avec mon Diverge monté en 42 mm, alors que la plupart de mes compagnons roulent en 48 ou 50. Plus les années passent, plus les pneus des gravel grossissent, parce que les envies de chemins, d’exploration et de nature augmentent avec la pratique. Peu à peu, beaucoup de gravellistes tendent vers les sections basses utilisées à VTT.
Une barrière nous arrête. Les copains du coin affirment que derrière des taureaux attendent pour nous embrocher. Nous ne les voyons pas dans la lumière de nos frontales, mais préférons prendre un autre chemin pour retrouver la trace un peu plus loin. Une ligne bleutée nimbe l’horizon. La gelée blanche poudre les prairies. Nous passons sous l’aqueduc de Castries, puis enchaînons de beaux singles au sol moelleux.
Le soleil nous cueille à la sortie des pinèdes. Une magnifique journée s’annonce. Pas un brin de vent. Conditions parfaites. Nous alternons chemins et petites routes. Un pur plaisir. La dent du pic Saint-Loup nous sert de repère. Après Saint-Bauzilles-de-Montmeil nous attend notre première difficulté, une ascension régulière par une piste DFCI, mais suffisante pour nous mettre en nage. Nous nous effeuillons.
Au sommet, la vue est superbe. Vers le sud, la plaine littorale tapissée de vignobles clôturée par la ligne argentée de la mer, au nord, les contreforts des Cévennes, vers lesquels nous déboulons. Dès que nous retrouvons les faces nord des collines, le froid nous ressaisit, mais jamais longtemps.
Un ruisseau nous arrête, avec un gué à la stabilité incertaine. Gilles hésite, puis se décide à franchir à vélo. Derrière lui, Valérie l’imite. Je la suis, sauf que mon Diverge est plus bas, l’eau me chatouille les orteils droits. Devant nous le pic Saint-Loup et l’Hortus dessinent une porte géante vers laquelle nous roulons à travers les vignes rouillées par l’automne.
Après la chapelle romane Notre-Dame d’Aleyrac, une allée majestueuse de platanes nous envoie en direction du village de Lauret, puis un beau coup de cul nous transporte à Claret où nous savourons thés et cafés avant d’attaquer la première des deux grosses difficultés de la journée.
Le parcours est moins joueurs que dans les pinèdes, mais parfait pour le gravel, avec toujours des points de vus uniques sur le pic Saint-Loup. Nous savourons cette journée, nous extasiant de notre chance d’être là, à ce moment, sans soucis, sans penser à rien d’autre qu’à partager. Ce que nous sommes, ce que nous faisons le reste du temps, rien ne compte, sinon notre goût de l’effort, qui suffit à nous placer sur la même longueur d’onde.
On parlerait de politique ou d’autre chose, ça déraillerait sans doute, mais ce n’est pas nécessaire. Le vélo a le pouvoir de synchroniser nos humeurs pour un moment d’entente et de rigolade. D’autres groupes seraient plus nerveux, plus désireux de se challenger, de chercher la performance, mais dans ce groupe je suis à ma place, parce que le vélo y est vécu à la recherche d’une jouissance à la fois individuelle et collective. Il n’existe aucune compétition, seulement le désir de faire ensemble et d’arriver ensemble. Nous n’avons rien à nous prouver, encore moins à prouver aux autres, sinon notre capacité à jouir de la lumière et de la trace imaginée par Romain.
Après un bout de plaine, nous nous ravitaillons à la boulangerie de Pompignan, puis longeons le cours asséché du Rieu Massel environné de murets de pierres, franchi par un ancien pont écroulé, à l’apparence romaine, mais qui n’est pas aussi ancien. On roule sur des lapiaz, effleurement de roches ciselées par le ruissellement, avant d’attaquer un long DFCI impeccable qui grimpe sur près de cinq kilomètres et nous amène à l’ermitage Notre-Dame de Monier où nous cassons la croûte, assis sur le mur ou même allongés dans l’herbe. Nous nous promettons de revenir bivouaquer là un soir d’été.
La descente est plus raide que la montée. Greg goûte les cailloux d’un des virages, mais repart aussi vite en direction de Montoulieu. Après une incursion dans le Gars, nous revoilà dans l’Hérault et j’arrête de prendre des photos, trop occupé à m’agripper à mon cintre pour ne pas me faire éjecter du vélo. Ça tabasse. Nous sommes en pleine nature, c’est toujours aussi splendide, mais les chemins de garrigues sont peu indulgents pour nos bras. Terminé la rigolade, nous serrons les dents.
Quand j’attaque un nouveau lapiaz, je me prends à imaginer que je suis sur mon VTT, avant qu’une secousse violente me rappelle à l’ordre.
— C’est pas gravel, ça !
Ou plutôt, ce n’est plus gravel. Nous passons, ce n’est pas la question. Mais éprouvons-nous du plaisir ? Non ! Voilà peut-être une façon de définir ce qui est gravel ou pas. Tant qu’il y a du plaisir, tant que le vélo ne gémit pas, tant que nos articulations ne sont pas maltraitées, c’est gravel, une appréciation certes relative mais je crois qui fait l’unanimité entre nous. À ce moment précis, je regrette mon semi-rigide, voire mon tout suspendu.
En rigolant, nous disons souvent que le VTT est l’avenir du gravel. Peut-être pas, mais je suis persuadé que nos bécanes n’ont pas fini de s’améliorer. Les ingénieurs réussiront à conserver le dynamisme du gravel, son pouvoir d’accélération qui le rapproche du vélo de route, et à lui offrir la capacité absorbante du VTT. Un beau défi. En tout cas, avec mon Diverge, taillé pour la performance plus que la grande randonnée, je ne suis pas dans un fauteuil. Mais les copains et copines avec des bécanes plus roots ne sont pas plus à la fête.
Parfois on dirait que les chemins ont été piégés, saupoudrés de pierres roulantes, d’autre fois d’ornières rocheuses entre lesquelles il faut zigzaguer avec le danger de se retrouver brutalement arrêté. Nous portons souvent. Parfois allant plus vite à pied qu’à la pédale. Nous nous souviendrons du secteur entre Notre-Dame de Londres et Murles. J’ai la sensation d’avoir des ampoules aux paumes des mains à force d’encaisser les chocs. Nous nous disons qu’après une bonne pluie ce secteur doit être suicidaire. Même à VTT, c’est le genre de chemin que je prends une fois avant de les éviter avec méthode.
Alors c’est gravel ou pas ? Si le vélo idéal sur un parcours est celui qui me donne le plus de plaisir tout en permettant de rouler à un rythme optimal, alors ça reste gravel, parce qu’à VTT je ne serais pas là, lancé dans un 100 miles. Reste que trop de pierres, c’est trop de pierres. Nos vélos souffrent et nous autant.
Notre moyenne en prend un coup. Le soleil commence à plonger sur les montagnes quand nous retrouvons les pinèdes et des terrains plus au goût de nos cervicales. Le pic Saint-Loup est à nouveau dans notre dos et nous ne cessons de nous arrêter pour observer sa silhouette en ombre chinoise sur le ciel immaculé.
L’heure dorée porte bien son nom. Pédaler dans cette lumière me fait oublier tout ce qui précède. Je n’éprouve ni fatigue ni lassitude. J’aime les longs périples qui mènent à cette intensité existentielle. Peut-être même que les chaos, les petits déplaisirs, sont une étape indispensable, à une sorte d’initiation spirituelle. Si tout était trop simple, trop direct, trop velouté, il manquerait quelque chose à l’expérience. Je ne suis pas masochiste, mais l’effort a ses vertus, tout cycliste le sait. Quand la nuit tombe, mes forces se décuplent, c’est une tactique inventée par l’évolution pour que le prédateur trouve à se nourrir, puis un gîte avant la nuit. J’aime détourner cette énergie pour la transformer en pur plaisir. Je suis accro à cette drogue.
Alors nous savourons, nous nous gorgeons d’ambre, des volutes brumeuses de la fin du jour. Une à une nos frontales ou nos phares s’allument. Quand Stéphane dérape, bloque sa roue avant dans une ornière et fait la culbute, nous décidons de rentrer par la route. Nous nous transformons en points clignotants dans la nuit de plus en plus glaciale.
Romain et Stéphanie nous accueillent chez eux avec un magnifique festin. Il est plus de 20 heures. Nous avons passé une autre journée mémorable, une journée qui nous a fait toucher une fois de plus l’idéal gravel, cette possibilité de longues distances dans la nature, une possibilité accessible à VTT, mais au prix d’une dépense d’énergie sans commune mesure.
C’est quoi le gravel ? Étendre le terrain de jeu du VTT. Rouler sur des chemins ou de petites routes, toujours plus loin, toujours plus longtemps. En prendre plein les yeux. OK, parfois plein les bras, mais c’est inévitable quand on allonge les distances, certaines connexions pouvant être rudes, surtout dans notre Midi où la pierre n’est jamais loin sous la terre. Mais bon, parfois ce n’est vraiment pas gravel.