Sur fond de crise sanitaire, avec la certitude de voir dès le lendemain nos libertés restreintes, Philippe et moi décidons d’une dernière escapade. Rendez-vous à 7 heures 45. Nous pédalons jusqu’à Sète, prenons le train, qui nous dépose à Narbonne peu avant 9 heures.
La crise nous motive, elle nous fait ressentir le manque de liberté, par réaction nous pousse à nous saisir de la moindre occasion existentielle. À la fin des années 1970, après avoir quitté l’URSS pour l’Europe, Andreï Tarkovski s’étonnait : les Européens bien que libres n’usaient pas de leur liberté. La privation est un moteur. Nous ne devrions pas en avoir besoin pour nous exprimer, mais parfois elle nous réveille, comme une maladie qui nous tient enfermés avant de nous téléporter vers un nouveau printemps. Alors, notre vélo, plus qu’un moyen de déplacement, participe à notre libération et devient un instrument de création.
Il devait faire grand bleu, mais le ciel est couvert quand nous quittons la gare. Quelques zigzags entre les maisons et nous nous retrouvons sur la place de la cathédrale, imposante bâtisse à la façade toscane, jaune sous la lumière grise, joyau architectural qui organise la ville autour d’elle, peut-être pour les Narbonnais se disent « Moi aussi je peux créer des choses aussi belles », et que les visiteurs comme nous reçoivent la même injonction : « Tu es libre de rivaliser avec moi, tu en as même le devoir, c’est la contrepartie de ta liberté, c’est ta responsabilité au regard des autres parce que tu n’es libre que par leur bon vouloir. »
Les pavés glissent sous nos pneus cramponnés. Nous rejoignons le canal de la Robine, qui traverse la ville, établissant une connexion entre l’Aude, le canal du Midi et la Méditerranée. Je l’ai connu sous un soleil de plomb. Aujourd’hui, la bruine piquette son cours d’un vert boueux. Nous nous arrêtons sous un pont pour enfiler nos impers, mais déjà l’ondée s’arrête. Le sentier de halage bordé de platanes nous éjecte de la ville. Plutôt que de le suivre vers les étangs et de nous éloigner davantage de chez nous, nous obliquons à travers champ vers une départementale qui nous envoie droit vers le massif de la Clape.
Je n’ai jamais pédalé dans ces collines, ne faisant que les voir de loin depuis l’autoroute en direction de l’Espagne. Quand j’ai préparé notre itinéraire, j’ai découvert qu’elles étaient truffées de chemins, exactement comme mon familier massif de La Gardiole, dont elles partagent la géologie et l’alignement avec la chaîne des Pyrénées. Nous les voyons d’ailleurs se détacher à l’horizon ouest, alors que nous débutons l’escalade par une étroite route macadamisée avec des passages à plus de 10 %.
Bientôt nous nous glissons entre les pinèdes et les vignes, jouant de single en single. Quand j’étudie les cartes, je découvre souvent des secteurs fortement propices au vélo et d’autres incompatibles bien que peu urbanisés, soit à cause de l’agriculture intensive qui a ratissé le territoire, soit parce que faute d’assez de promeneurs et de cyclistes les anciennes sentes se sont refermées, comme un système vasculaire qui se serait sclérosé, ne conservant que ses artères principales. Il suffit que l’une s’interrompe pour provoquer une embolie. Ces secteurs mal irrigués me désolent. Je ne m’y sens jamais très bien, comme si l’espace autour de moi étouffait.
En arrivent-ils à cet état critique par manque de cyclistes curieux pour les faire vivre ou par leur nature repoussent-ils les cyclistes ? Lors de mes voyages bikepacking, je coupe toujours ces zones exsangues, souffrant d’un déficit de chemins. Quand comme aujourd’hui je pédale dans leur contraire, je jubile, avec une envie d’explorer toutes les possibilités auxquelles je suis obligé de renoncer, car notre but et de rentrer chez nous avant la nuit.
La Clape enchaîne des falaises, baignées par la Méditerranée il y a encore mille ans, et des bosquets de pins d’Alep, qui déposent leurs aiguilles sur le sol pour le rendre moelleux à souhait. Une fois au sommet, je ne vois pas la mer, tant elle se confond avec le ciel, puis un rayon de soleil la révèle. Nous descendons sur le versant sud par un pur paradis pour nos roues. Le choc est violent quand nous entrons dans Narbonne Plage. Urbanisation informe. Empilements de laideurs jusqu’au bord de mer, la plage contenue par un insipide mur rosâtre. La vue est somptueuse vers les Pyrénées et on ne peut que penser à quel point cette côte devait être sublime cinquante ans plus tôt.
Nous longeons la plage sans plaisir, un décor de cinéma décati, à demi ensablé, qui préfigure la fin des temps. Saint-Pierre la Mer n’offre rien de mieux, et même son port qui aurait pu être pittoresque ne nous arrête pas. Nous contournons l’étang de Pissevaches par une route sans charme, avant de replonger vers la mer et d’enfin retrouver un peu de sérénité sur les chemins des marais.
Une trace est rarement parfaite du premier jet. Il faut la revivre plusieurs fois, la peaufiner, avant de pouvoir l’offrir comme une œuvre achevée. À l’avenir, je traverserai la Clape d’ouest en est avant de rejoindre la mer à la hauteur des marais de Pissevaches.
Nous franchissons l’Aude et nous branchons alors sur la trace du Grand Tour de l’Hérault, une occasion pour moi de reconnaître une seconde fois ce secteur. Nous poussons jusqu’à l’embouchure de l’Aude, sans grand charme, peinons dans les contreforts de la dune côtière, puis plongeons vers les terres, pour rejoindre le chemin qui longe l’étang de Vendres, étang invisible à cause des roselières.
Il tombe une goutte de temps à autre, puis le soleil revient. Nous retrouvons un bref secteur asphalté avant de traverser un bois encombré de détritus, j’ai honte, je ne comprends pas les gens qui déchargent là leurs ordures alors qu’un peu plus loin il y a une déchèterie gratuite. Nous sommes maussades quand nous entrons dans Sérignan, égrenons un secteur pavillonnaire dépersonnalisé, ne retrouvant le sourire qu’au centre-ville, où c’est jour de marché. Il est midi, nous nous installons en terrasse d’une fort bonne boulangerie pour déjeuner.
La trace m’est désormais familière. À travers vignes, nous rejoignons la Grande Maïre, l’ancien delta de l’Orb. L’environnement lagunaire est splendide, la piste parfaite, elle nous amène de détour en détour jusqu’au canal du Midi, dans un des secteurs encore arborés de platanes. Nous nous arrêtons comme toujours aux écluses du Libron, un ouvrage fluvial assez extraordinaire, puisqu’il permet à deux voies d’eau de se croiser.
Quand nous arrivons à Agde, le ciel se dégage et le soleil frappe généreusement. Nous sommes sur nos terres. Nous rejoignons l’étang de Thau, nous arrêtons manger des crêpes à Marseillan, puis rentrons chez nous sans nous presser, avec un arrêt indispensable et incontournable à Bellevue dont nous ne nous lassons pas.
Une fois à la maison, la nuit tombe sur l’étang. Plein ouest, j’aperçois la montagne d’Agde, devine les Pyrénées. Je viens de là-bas. J’en suis fier. J’ai éprouvé des émotions positives et négatives, partagées avec Philippe. Rien de compliqué, ni de cher, ni de trop coûteux pour l’environnement, une simple promenade qui s’est encore une fois transformée en voyage, avec assez de souvenirs pour qu’il me prenne l’envie de le raconter, pour me redonner d’autres envies, pour que ce jeu de la mini-aventure d’une journée devienne un rituel à ne jamais longtemps négliger.