J’ai longtemps été un écologiste rationnel. Je partais d’un constat imparable : pollutions, dérèglements climatiques, surexploitation des sols, et aussi des humains, baisse de la biodiversité… En conséquence de quoi l’action s’imposait. Nier cette évidence s’apparentait à un crime politique.
À mon échelle, j’ai milité en faveur d’approches plus décentralisées, car moins dispendieuses, plus résilientes, favorisant en prime l’intelligence collective, indispensable pour résoudre les problèmes complexes, face auxquels l’approche pyramidale est impuissante.
Je militais en même temps pour la liberté, la centralisation étant la voie royale vers le contrôle des individus, puis vers la dictature. J’avais la conviction que l’initiative individuelle était vitale pour trouver des solutions à nos problèmes collectifs.
Pour ma part, j’ai changé de mode de vie, renonçant à toujours gagner plus d’argent, me repliant dans le Midi. Mais je ne peux affirmer que ce choix ait été politique. J’avoue qu’il me convenait, parce que la ville m’insupportait de plus en plus. J’avais besoin de calme, d’espace, de grand air, et plus que tout de lumière.
Peut-être que la prise de conscience politique ne peut s’accompagner que d’un ajustement de notre mode de vie. Je ne peux l’assurer. Cet ajustement s’est produit pour moi. J’ai l’espoir qu’il se produise pour d’autres. J’ai l’intuition qu’il est difficile de mener une vie en contradiction avec ses idées politiques. Au bout d’un moment, la dissonance s’impose, sans doute.
Une fois dans le Midi, j’ai passé de plus en plus de temps à courir dans la nature. Redécouvrant les alentours du village où j’ai passé mon enfance, étendant ma zone d’exploration en même temps que j’allongeais les distances. Pour aller plus loin, j’ai pris mon vélo, commençant à parcourir le moindre interstice. Plus j’explorais, mieux je connaissais mon territoire, plus je me suis mis à l’aimer, sensible aux moindres dégradations. Quand je découvrais un tas d’ordures là où il n’était pas deux jours plus tôt, j’éprouvais une profonde tristesse. De même quand l’eau d’une rivière prenait une couleur peu ragoûtante.
Je me suis mis à vivre le territoire, à le considérer comme une extension de mon corps. Toute atteinte étant ressentie comme une blessure. Je n’étais plus un écologiste rationnel, mais j’étais devenu la planète elle-même. J’avais envie de la protéger comme je protège mon corps, en essayant de manger correctement, avec une hygiène de vie respectueuse, et même une hygiène médicale, donc sans renoncer à la technologie.
Grâce au GPS de mon vélo ainsi qu’aux cartographies les plus détaillées comme aux images satellites, je creusais le territoire, le dépliais sans cesse, en faisant jaillir des branches de plus en plus nombreuses. Peu à peu son système vasculaire se révélait à moi. Plus je le parcourais, et plus j’entraînais des amis avec moi, plus j’avais la sensation que nous lui faisions du bien, parce que notre amour grandissant faisait de nous ses protecteurs.
J’ai alors pris conscience qu’il me fallait partager cette vascularisée. Parce qu’en l’arpentant, je me l’appropriais bien plus intimement qu’en étant le propriétaire d’un bout de terrain clôturé, et au-delà des espaces parcourus, je m’appropriais la planète dans son ensemble. Grâce aux chemins, pistes, sentes, sentiers, routes perdues, j’embrassais le territoire, le serrais dans mes bras, l’appréciais avec une intensité neuve.
J’en suis venu à la conclusion que tracer des circuits à vélo était un acte politique. En poussant des randonneurs sur le territoire, il les pousse peut-être à aimer la planète, à devenir des écologistes par passion plus que par raison. Alors peut-être l’action survient tôt ou tard, dans la vie privée comme professionnelle.
Lors de mes explorations, j’ai découvert des secteurs débordant de chemins, donc d’autant de possibilités de navigation, pendant que d’autres étouffent, toutes les échappatoires se terminant en impasse, l’asphalte ailleurs ayant pris le dessus. Je m’y sens mal, respire avec difficulté, comme s’il ne subsistait plus le moindre espace de liberté. En quelque sorte, je ressens la souffrance du territoire, alors que d’autre fois j’en devine la vitalité souterraine.
Peut-être que je suis devenu vraiment écologiste à ce moment, peut-être que l’écologie nécessite une initiation comme la philosophie l’exigeait pour les Grecs anciens. Le passage par une forme de conversion. Alors tracer des boucles sur le territoire revient à proposer des chemins initiatiques. Il s’agit peut-être de mon engagement politique le plus profond, et peut-être celui qui fait le plus de sens, puisqu’il œuvre en deçà de la raison.
J’ai l’illusion que plus le territoire sera irrigué, plus il s’ouvrira à nous, plus il révélera son ventre, plus nous serons nombreux à l’aimer. Certains écologistes diront peut-être que nous devrions rester confinés dans les villes et laisser la nature tranquille, mais je ne crois pas à cette nature inviolée. Cet idéal n’existe plus. Nous devons faire avec la nature que nous avons construite depuis des générations. La planète est un grand jardin que nous devons apprendre à aimer pour avoir une chance de vivre avec lui harmonieusement.
Je cherche peut-être à me rassurer, à me prouver que je suis encore dans l’action et que je ne me contente pas de vivre en épicurien. Je tente de rationaliser des impressions, des intuitions, je n’y parviens pas, mais je devine une forme de sagesse dans la trace quand elle est pensée avec amour et par amour du pays qu’elle traverse. Dans toute initiation, le chemin importe plus que la destination. Désormais, je ne m’occupe plus que du chemin. Je ne marche pas vers Compostelle ou un une autre destination, je marche pour jouir du monde.
J’ignore encore le sens de cet enseignement transposé à la littérature. L’écriture s’apparente à une pérégrination, alors j’écris aussi pour jouir et je partage dans l’espoir de faire jouir.