La heatmap illumine le territoire de nos pérégrinations. C’est comme si toutes les recettes de cuisine, même les plus fameuses des grands chefs, étaient rendues publiques. Du moment que nous utilisons Strava, nous nous transformons en arpenteurs et publicisons les chemins que nous parcourons, parfois dévoilant des passages secrets jusque-là jalousement gardés. Nous participons à leur démocratisation, et, j’ose espérer, provoquons des envies d’explorations (cette seule raison justifie l’utilisation de Strava).
« On peut passer là ! » s’étonne un ami quand nous nous glissons entre deux maisons, puis rejoignons un single soigneusement dissimulé sous un tunnel de verdure. Même non loin de chez nous, il reste des secteurs où mettre nos roues pour la première fois. La heatmap m’a aidé à creuser mon territoire, m’a révélé des connexions surprenantes, m’a poussé à chercher des alternatives aux voies trop souvent rabâchées. J’ai peu à peu pris conscience que tracer un parcours était un art de haute couture avec les fils mis à notre disposition par la heatmap, bien plus que par les cartes, souvent muettes (nous ne savons pas si tel ou tel secteur est roulable), souvent incomplètes (elles ne nous montrent aucune des lignes de désir ouvertes par les locaux).
Si la heatmap n’a guère d’utilité pour les routiers, puisque les cartes référencent toutes les routes et les qualifient, elle est indispensable pour le gravel et le VTT. Initialement, je tentais de dénicher de nouveaux chemins en zoomant sur l’interface heatmap de Strava, puis j’ai découvert des services qui en optimisent l’usage, VisuGPX en premier lieu, mais aussi Nakarte ou gpx.studio. Ils superposent la heatmap à d’autres cartes et on peut même sur VisuGPX se fabriquer son propre modèle de représentation en combinant des calques : mon combo préféré, la heatmap (transparence à 50 %), les images satellites (transparence à 50 %) et le fond cartographique OpenCycle.
D’une carte à l’autre
Souvent j’entends dire « Je trace avec Komoot, c’est parfait », et je réponds « Tu ne sais pas à côté de quoi tu passes ». Démonstration en quatre images capturées sur VisuGPX.
La première visualise un secteur avec OSM (Open Street Map), carte utilisée par la plupart des sites de routage, dont Komoot. On voit deux routes, deux chemins, trois singles (dont un méchant, un autre impraticable).
La deuxième image montre le secteur avec l’IGN Topo 25, qui fait disparaître les singles, mais ajoute les courbes de niveau, information utile, mais qui l’imite l’usage pour le traçage.
La troisième image montre le secteur avec l’IGN en ligne, beaucoup plus précise, qui en dit déjà beaucoup plus sur le territoire (dans ce cas particulier, mais aussi en général, même si parfois l’OSM est plus détaillée). Malheureusement, je ne connais aucun service de routage gravel ou VTT qui travaille avec ce fond cartographique.
La dernière image montre la réalité du terrain vue par la heatmap. Une densité de singles insoupçonnable en se contentant des cartographies traditionnelles. Quand je découvre un secteur de ce type, je m’y précipite pour y découvrir les meilleurs singles VTT et gravel. Il s’agit bien sûr d’un cas extrême, choisi pour illustrer mon propos, mais partout la heatmap me fait découvrir des chemins qui échappent aux cartes traditionnelles, et me montre aussi que des chemins cartographiés sont impraticables à vélo. Elle désigne en jaune vif les routes, puisque les pelotons les empruntent, et je la visualise avec une transparence à 50 % pour repérer au-dessous l’asphalte.
Est-ce que ça passe ?
Quand je trace loin de chez moi, je me demande souvent si tel ou tel secteur est roulable. Je suis rassurée si la trace me paraît abondamment parcourue sur la heatmap. Moins il y a de passage, plus j’ai des doutes. Le plus difficile reste alors de savoir dans quel sens la trace est roulée, c’est à ce moment que j’utilise les courbes de niveau de la Topo 25.
La heatmap a tout de même un défaut, elle marche d’autant mieux que la région est peuplée. Quand ma P27 est arrivée en Auvergne, j’ai pris le risque de traverser des secteurs invisibles sur la heatmap, qui néanmoins étaient présents sur les cartes, ou tout au moins visibles sur les images satellites.
Mais cette méthode est toujours hasardeuse et nécessite des reconnaissances. Souvent, des chemins ne sont pas roulés parce qu’ils sont privés, bloqués par des grillages. Les routeurs automatiques tombent dans ce piège, tout comme d’envoyer des cyclistes sur des chemins de randonnée pédestre impraticables. D’après mon expérience, la heatmap garantit la plus ou moins bonne roulabilité. Elle m’est devenue indispensable, mais pour autant je continue à prendre des risques en sortant des sentiers battus.
Strava en question
Je ne suis pas fan du modèle payant de Stava, des Kom, des performances, des challenges et de la panoplie marketing ah hoc. La partie gratuite de Strava se réduit d’année en année, mais je continuerai d’utiliser Strava tant que la heatmap restera ouverte. Bien sûr, Strava devrait reverser cette heatmap dans le domaine public, parce qu’elle est l’œuvre de tous, à commencer par ceux qui en premier lieu ont ouvert les chemins, souvent longtemps avant notre naissance. Strava ne peut pas s’approprier le patrimoine géographique (tentation plus qu’alléchante sous le règne du capitalisme de la trace).
Pour décrire ce patrimoine géographique, on peut invoquer la théorie de graphes, qui modélise les réseaux par des segments reliant des objets (les nœuds du réseau). Ces segments peuvent être comparés aux mots. Ils forment les briques élémentaires d’un langage à partir desquels ont peut écrire une infinité de phrases. Comme je ne m’approprie pas un mot parce que je l’utilise, je ne m’approprie pas les segments sur lesquels passent mes traces. Autant une trace peut être considérée comme une œuvre, autant ses segments appartiennent au domaine public et ne sauraient être accaparés.
Mais les mots offrent bien plus de combinaisons que les segments, qui sont attachés aux territoires par des nœuds inamovibles, ce qui réduit le nombre d’enchaînements possibles. C’est comme si, après le mot « ciel », on avait seulement le choix entre les qualificatifs « bleu » ou « gris ». Le traceur est un créateur, mais il joue avec un espace expressif limité, qui l’oblige à utiliser des phrases déjà écrites par d’autres. Il remixe des œuvres versées dans le domaine public, puisqu’elles sont partagées par des millions de cyclistes jour après jour.
Si un écrivain publiait un livre de citations, je trouverais un peu fort qu’il le vende, parce que dans ce cas les ayants droit seraient lésés. Pour échapper à ce piège, les organisateurs d’évènements vélo longue distance offrent des casquettes, des pots de départ, des balises satellites et d’autres gâteries accessoires. Ils ne font pas payer la trace, mais l’organisation. Je n’ai rien contre. Mais alors pourquoi, le plus souvent, ne publient-ils pas leur trace ? Voilà ce qui me dérange. Ils ne jouent pas le jeu du partage. Pourtant, leur trace a été mécaniquement dévoilée sur Strava. Elle est déjà publiée, mais elle gagnerait à être documentée, maintenue, officialisée. Ce travail reviendrait à rendre à César ce qui appartient à César. Sinon, le dragon dort jalousement sur un trésor qui ne lui appartient pas. Il a pris à la communauté, mais ne lui a rien rendu.
Je partage mes traces, beaucoup d’autres le font comme Adopte un gravel. Le projet Outdoor Vision du gouvernement français a pour but de créer une base de données ouverte des traces. Pour y participer, il suffit de connecter son GPS.
PS : Je ne critique pas les randonnées locales organisées par les clubs VTT ou gravel, proposées à coût modique, qui souvent passent exceptionnellement par des propriétés privées ouvertes pour l’occasion, mais les traces bikepacking qui d’ailleurs siphonnent le travail des clubs.