Jeudi 1, Paris
Matinée à optimiser la CSS de mon blog, à la rendre plus adaptable, plus indépendante des appareils, tout en minimisant le code, tout cela parce qu’hier j’ai découvert une astuce qui simplifie la vie. Petit atelier de mécanique avant de marcher jusqu’au Quartier latin, de m’asseoir en terrasse de L’Écritoire, place de La Sorbonne où je reviens de temps autres en pèlerinage.
J’ai la tête vide, une oreille télépathique tendue vers Tim, d’autres neurones qui compilent encore ma CSS, et Paris n’est qu’un arrière-plan familier, avec des gens qui s’y donnent en spectacle, sans que je les trouve très intéressants. J’y vois surtout des caricatures, c’était flagrant hier dans le seizième, puis sur les quais, plus discrets cet après-midi.
Je n’ai plus de jambes, épuisé comme si moi-même j’entrais en prépa, j’expérimente de nouvelles sensations de parentalité, la nécessité de la confiance absolue, tout en restant disponible, bienveillant, supportant. Je n’en finirai jamais d’apprendre. Alors je m’assois sur les quais de l’île Saint-Louis, parmi les jeunes qui picolent.
Je venais dans l’attente du merveilleux dans ces lieux où jamais il ne se passait rien, sinon l’attendu, et aujourd’hui je n’y suis que pour la lumière du couchant, reflétée sur l’eau par les façades blanches. Hier, il y avait une belle énergie sur les quais côté tour Eiffel, ici ça pue la vinasse.
J’aimais Paris pour ses potentialités, quand je sentais que ma vie pouvait basculer à tout instant. Je n’ai plus besoin de ce pouvoir de la ville, elle n’est plus une machine à imaginaire, remplacée depuis déjà longtemps par la nature et par internet. Alors je déambule par nostalgie, à la recherche d’un trésor perdu. Je ne suis pas sûr que cette attitude soit définitive, mais pour l’instant Paris m’est devenu une ville utilitaire. Il faudrait que je la vive à vélo pour me la réapproprier d’une autre manière.
Vendredi 2, Paris
Si j’écris « arbre », vous voyez très probablement un tronc, des branches, des feuilles éventuellement, sans doute vertes, voire rouge automne. C’est tout de même extraordinaire ce pouvoir que j’ai de vous mettre des images dans la tête. Mais quel arbre exactement apparaît ? Je n’en sais rien. Si j’écris « un pin parasol », vous verrez un tronc rugueux surmonté d’une boule verte. Mais ce pin sera-t-il droit et fier, penché et noueux ? Encore une fois, je n’en sais rien. En revanche, si je commence à donner trop de détails à son sujet, les mots ajoutés aux mots finiront par ne plus rien ajouter à l’image mentale, qui peu à peu se brouillera dans une purée trouble. L’art de peindre avec les mots implique de rester en retrait du brouillard, avec toujours le risque d’être incompris, parce que si vous êtes mécanicien le mot « arbre » désigne un « arbre à cames ».
Une phrase de Baudelaire, lue quelque part, entendue quelque part, me donne parfois envie de revenir aux Fleurs du mal, et je reste sur ma faim, vite fatigué par la répétitivité maladive de la prosodie. Chant IV par exemple, une accumulation de « comme » jetés par-dessus bord avec négligence. Je ne suis pas écrasé par le génie. Je l’avoue sans honte.
Je ne prends conscience qu’il y a une montgolfière sur les deux dernières photos de mon carnet d’août, bien que prises à 500 km l’une de l’autre.
Les vélos sont partout dans Paris, une invasion, avec des cyclistes qui foncent les yeux fermés, qu’importe, j’ai envie de rouler avec eux, découvrir la ville sous une nouvelle perspective. D’un autre côté, ce séjour est l’occasion de marcher durant des heures, j’en ai perdu l’habitude, et ma hanche me le crie douloureusement.
Samedi 3, Paris
De grandes promenades avec Tim dans Paris. Même s’il est déjà souvent venu avec nous, cette fois c’est pour de bon, c’est à lui à s’approprier la ville, alors il me bombarde de questions.
Dimanche 4, Paris
Avoir des enfants est une expérience totale, inimaginable a priori. Je suis tout tendu vers Tim, vers ses difficultés, ses épreuves à venir, ses angoisses et craintes. Être jeté à 17 ans hors de chez soi, c’est devoir tout apprendre en quelques jours de la vie adulte. La liberté se paye d’une forme de solitude.
Baudelaire, c’est trop de sonorités fortes, trop de cris qui se recouvrent. La poésie a sur moi un effet de saturation. Sa débauche de moyens me donne envie de la tenir à bout de bras pour en calmer l’ardeur. Je préfère la prose ronronnante avec de rares joyaux qui brillent de page en page, parcimonieux, mais par contraste plus saisissants. Le poète cherche l’effet à tous les coups, c’est un tireur d’élite, alors que le prosateur, surtout de mon espèce, cueille les fruits qui se présentent par hasard, et même les regarde avec suspicion, pour les écarter dès qu’ils sont trop voyants.
La prose chante en vagues amples, en une houle ronde et irrégulière, où parfois pointe une gerbe d’écume, qui retombe et dont l’écho porte de loin en loin, alors que la poésie éclabousse, se jette entre les rochers depuis le haut de la falaise, virevolte et épuise le lecteur, à moins qu’il ne soit sensible à quelques mantras dont la rythmique guéri son cerveau. Moi, je souffre. Chaque note m’assaille. Je lis Baudelaire et suis incapable d’en arracher une phrase qui résonne. Il me donne envie de lire Gracq qui l’admirait, avec qui je plonge dans la lumière chaude et réconfortante.
Mais Les Fleurs du mal n’est-ce pas justement cette souffrance que je ressens ? J’entre dans un jardin où tout me fait souffrir, où chant après chant je saigne, parce que chaque pas est une épreuve sonore et signifiante, une cacophonie vulgaire, pompier, maniérée, avec des références stériles à la mythologie.
Nous sommes incapables de tous apprécier les mêmes chefs-d’œuvre. L’enseignement esthétique universaliste est dangereux parce qu’il voudrait nous faire partager les mêmes plaisirs. La beauté est relative à une culture, et dans cette culture à l’histoire de chacun. Aussi peut-être à quelques dispositions ou indispositions innées, qui nous éloignent des uns et nous rapprochent des autres.
Le champ des expérimentables est si vaste qu’il est même impossible de le traverser en ligne droite. Pourtant l’enseignement du français voudrait nous le faire arpenter mètre carré par mètre carré. Au lieu d’enseigner la curiosité, la recherche des perles qui nous parlent, et de s’interroger sur pourquoi elles nous parlent, on impose aux élèves d’aimer ce qu’ils n’aimeront jamais, et on les dégoûte de l’amour en général. Je suis une victime de ce processus. Je suis sorti de l’enseignement littéraire détruit, avec la certitude que ce monde n’était pas pour moi, et depuis je bataille sur ses marges.
Lundi 5, Paris
Je saute sur Rimbaud, plus aérien que Baudelaire, mais qui comme lui parle du monde lointain, avec les mêmes lieux communs, puisque l’un et l’autre n’ont pas encore exploré le monde quand ils écrivent leurs textes majeurs. On dirait qu’ils ont vu le monde alors qu’ils n’ont fait que le lire.
Mal au ventre, tristesse de la séparation, ralentissement du temps jusqu’à son arrêt douloureux, qui brise le corps dans une éternité vide. Résumé des mots/maux de Tim qui rebondissent sur moi et me placent en stase, à attendre un signal, un signe positif. De la nécessité de grandir, sans oublier de rester enfant en même temps, toujours.
Nous ne sommes pas rentrés à la maison que nous décidons qu’un de nous deux doit retourner à Paris pour soutenir Tim. Isa repartira demain, puis dans deux semaines je prendrai sa place.
Mardi 6, Balaruc
Statistiques de mon blog : presque deux fois plus de lecteurs sur téléphone que sur ordinateurs. Les temps changent.
Jeudi 8, Balaruc
Vendredi 9 , Balaruc
Je termine une sixième nouvelle, mais hors de la série principale, même si elle en adopte la tonalité narrative et la mécanique. Je termine aussi de relooker la page d’accueil de mon blog pour me contenter d’y dire ce que je fais et quels sont mes derniers textes. Pas d’image, juste une invitation à l’exploration. Un pas de plus vers la sobriété. Plus je vieillis, plus je rejette l’ostentatoire.
Samedi 10 , Balaruc
Matisse : « La rétine se fatigue des mêmes moyens. Elle demande des surprises. » Ce qui est vrai en peinture l’est-il en littérature ? Peut-être pas puisque la plupart des livres publiés, surtout ceux très lus, usent et abusent des mêmes moyens. Les lecteurs donneraient-ils tort à Matisse ? Ils cherchent avant tout le confort dans les livres, un endroit douillet où se réfugier et se couper du monde. Ils n’attendent pas des surprises, mais d’être plongés dans un environnement familier. Je lisais ce matin une critique de One Minute où la lectrice disait attendre des chapitres normaux après les premières minutes. Mon « moyen différent » la déstabilisait et l’arrachait à sa zone de confort, et donc probablement à la raison qui la pousse à lire. Je dis ça et je m’en fiche. Quand un moyen me fatigue, j’en change, et peu importe ce que pense le lecteur.
Matisse différencie les artistes réalistes, qui peuvent œuvrer partout, des imaginatifs, qui ne peuvent œuvrer que sur le sol où ils sont nés. Je doute de cette bipartition, mais j’ai découvert en Floride que j’étais un artiste de la terre nourricière, et plus encore de l’étang lumineux. Néanmoins, je me suis toujours considéré comme un réaliste, et étrangement je m’éloigne de plus en plus du réalisme, avec le second livre sur mon père, avec ma série de nouvelles. J’ai besoin d’être ancré physiquement pour m’échapper mentalement. Une façon de me sentir en sécurité pour oser l’aventure. Cette évolution explique pourquoi Paris m’inspire moins qu’avant : désormais, je creuse un espace intérieur, plutôt que transcrire ce que je vois et entends.
Je m’en vais faire un petit tour à vélo, parce que la lumière de septembre est sublime. Je ne suis pas sorti de chez moi qu’un automobiliste accélère pour m’empêcher de traverser la route par la piste cyclable. Quand je lui lance qu’il pourrait s’arrêter, il se met à hurler dans sa voiture, comme s’il n’attendait qu’une chose : exploser. Je constate souvent ce phénomène chez les automobilistes, des hommes en général, mais aussi des femmes. Je n’arrive pas à savoir si leur exaspération est un état normal, un état de société, ou un déséquilibre passager provoqué par la voiture.
Ce comportement m’inquiète de plus en plus. En mer, les voiliers ont la priorité sur les bateaux à moteur. Celui qui a la plus grande manœuvrabilité doit s’écarter. Sur la route, c’est le contraire. Les automobilistes peuvent freiner et accélérer sans effort, mais ils refusent de ralentir pour laisser passer les cyclistes, ce qui dans tous les cas ne leur fait même pas perdre une seconde, puisque quelques secondes plus tard ils sont à nouveau le nez dans le cul d’une autre voiture. Leur agressivité vient-elle de leur frustration d’être enfermés dans leur camisole métallique alors que nous profitons du grand air ?
Dimanche 11 , Balaruc
Article intéressant sur pourquoi la plupart des films contemporains sont médiocres. Evan Puschak, un youtuber essayiste, déclare : « When passable movies observe human experience, they observe it not through the lens of human experience, they observe it not through the lens of real life, but through the lens of other movies. » Je pense la même chose des livres parce que moi-même j’ai longtemps regardé la littérature à travers la littérature plutôt que regarder le monde avec mes propres yeux.
Je n’ai réussi à oublier la littérature que grâce au blog, parce que j’avais trop à dire pour me préoccuper de comment le dire. Avoir étudié la littérature comptait dans ma façon de dire, dans mon style, mais j’avais plus important à faire. Un artiste doit sans doute passer sa jeunesse à étudier les autres artistes, puis il doit leur tourner le dos pour s’étudier lui-même et le monde. Impossible de programmer cette bascule, et de définir un âge autour duquel elle doit se produire. Pour moi, tout a changé en 2005 quand j’ai attaqué Le Peuple des connecteurs et que Tim naissait, et donc me ramenait à la vie concrète et me sauvait de l’art pour l’art.
Temps sublime de septembre. Je rejoins Émile et ses amis et leurs parents à la plage. Rendez-vous rituel de rentrée. Je me baigne longuement dans un translucide d’une beauté saisissante. Impression de découvrir la mer pour la première fois. Aussi la silhouette de Sète, parce je me baigne rarement aux trois digues, ce qui suffit à bousculer ma perspective, alors même que je passe par là avec mon vélo une ou deux fois par semaine. Autre chose joue, en plus de la lumière de septembre, de la perspective, c’est mon état d’esprit, ma tension vers Paris et Tim. Je suis en mode écoute.
Lundi 12 , Balaruc
Je me casse la tête pour organiser nos photos, sorte d’héritage, de mémoire familiale, et aussi technologique, les photos numériques des années 2000 si peu détaillées, mais sans un classement à quoi bon continuer de photographier sinon pour publier tout de suite. J’ai hésité entre Lightroom et Photos d’Apple, j’en reste à Photos, qui me convient, mais qui n’est réellement utilisable pour les grosses bibliothèques qu’en conjonction avec PowerPhotos. Coup de blues quand je remonte dans le temps. Vois les enfants bébés, mon père vivant, nous jeunes. Je ne sais pas si ça fait sens ce travail sur la trace. Et puis, ce journal est-il autre chose ? Je tente d’y être vivant et non de prendre la pose. Peur que tout cela s’efface. Peur de la mort, peur de ne pas avoir existé, et m’en donner l’illusion en regardant des images de nous.
Mardi 13 , Balaruc
Fouiller la mémoire photographique, c’est aussi vivre, éprouver des émotions puissantes, pleurer, rire, et se vouloir plus présent, plus attentif, aux détails souvent insignifiants, qui vus d’aujourd’hui me paraissent précieux alors que je les négligeais, emporté par le quotidien. Pourquoi ne pas écrire un texte sur ce travail photographique, ce travail de mémoire, ce qu’il provoque en moi et m’ordonne pour le présent, pour mieux en savourer les secondes, et me tenir à l’écart de l’énervement.
Là, tout de suite, grande angoisse parce que je n’arrive plus à ouvrir ma bibliothèque. Je me dis que j’ai tout perdu, qu’il me faut tout recommencer, sans être sûr de retrouver toutes les images. Non, il ne s’agit que d’un bug.
J’ai commencé hier une sixième facette de mon roman, mais je suis incapable de m’y immerger. J’ai besoin de sérénité pour la fiction, alors que le journal ou le blog se nourrissent de mes aléas.
Mercredi 14 , Balaruc
Entrées maritimes, lourdeur, gris et soleil, temps tropical. La météo marine annonce des vagues de 1,5 m et nous voilà sur la plage. Je body surfe un moment, puis je me contente de regarder Émile surfer avec un long board originaire d’Hawaï, offert il y a des années par mon copain Christophe. Si je n’avais pas passé des heures à organiser nos photos, j’aurais peut-être été impatient. Là, je me contente de cligner des yeux et de regarder Émile, inépuisable, qui repart à l’assaut des vagues, se fait rouler, secouer, mais réussit à se dresser sur la planche et à filer jusqu’au rivage, avant de repartir vers le large. Il apprend après un stage cet été sur la côte atlantique. Il a toujours aimé la glisse. Et moi, je me délecte de chaque seconde parce que je les sais plus précieuses que celles que je pourrais passer à travailler ou à faire quoi que ce soit d’autre, même du vélo avec les copains. Sans mon travail photographique, je n’aurais pas été aussi présent.
Jeudi 15 , Balaruc
Réveil à cinq heures. Un bruissement de papier froissé. Je me lève, sors sur la terrasse et plus de bruit. Dans la chambre, ça recommence. Je pense à un insecte. J’allume et découvre une chauve-souris qui tourne en rond, incapable de trouver la sortie. Elle finit par se poser sur le bureau. Je l’attrape avec une serviette et jette le tout par la fenêtre.
Je ne suis pas endormi qu’un hélicoptère survole l’étang avec un projecteur. Je sors sur la terrasse et vois sur la colline des projecteurs comme dans une scène de Rencontre du troisième type. Impossible de me rendormir. En plus, j’ai reçu un mail d’un maître chanteur numérique qui me demande de lui verser 1 500 € sinon il va révéler des vidéos compromettantes de moi. S’il savait combien, je n’ai rien à cacher.
Vendredi 16 , Balaruc
Journée limpide autour du Golfe antique, puis de Gruissan. Merveilleuses lumières avec les collines et les pinèdes qui se reflétaient dans les étangs.
Samedi 17 , Balaruc
Mes textes sont terminés quand je ne trouve plus la porte pour y entrer et qu’ils me deviennent étrangers. Matisse a dit à peu près la même chose pour ses tableaux. À la grande époque des blogs, je ne publiais que des premiers jets, des ébauches, pressé par le temps, par la nécessité d’autres ébauches. Le blog aura été un atelier de dessin.
Dimanche 18, Balaruc
Je m’en vais cueillir de l’herbe pour la transplanter dans le jardin, de l’herbe de chemin, qui survit même au passage des véhicules et des vélos, qui dès la première pluie reverdit. Tout est vert dans la nature en ce moment, un septembre avec des airs de mars. L’été a été si dur, la végétation si recroquevillée, qu’elle s’en donne désormais à cœur joie.
Lundi 19, Balaruc
J’ai écrit deux des nouvelles de mon roman à facettes à la première personne. Comme je les trouvais en dissonance par rapport aux autres, je les réécris à la troisième personne, ce qui impose quelques contorsions, mais ce travail ne me pose guère de difficultés, à part la nécessité de quelques coupes et ajouts, notamment donner des prénoms aux « je ». J’en viens à postuler un théorème : un texte à la première personne qui se convertit sans mal à la troisième n’a aucune raison de rester à la première. C’est la preuve que dès le départ le « je » ne s’imposait pas.
Mercredi 21, Balaruc
Désespéré de voir la grossière stratégie russe en Ukraine. Improviser un référendum dans les territoires conquis pour que les occupés votent, pistolet sur la tempe, leur rattachement à la Russie. Détournement de la démocratie. Puis une fois ces territoires devenus russes, toute tentative de reconquête par les Ukrainiens sera une atteinte à l’intégrité du territoire russe, et donc légitimera le recours à des armes de destruction massive. Personne n’est dupe de cette rhétorique, sauf peut-être une bonne partie de la population russe. L’impression que nous marchons droit vers un conflit nucléaire, comme si l’humanité avait besoin de ça en plus du réchauffement climatique.
Nous sommes entrés dans la lumière éblouissante de septembre. Je la cueille avec un ravissement intact, et cette année plus que d’autres, car je vais devoir passer dix jours à Paris. Qui n’a pas vécu septembre dans le Midi ne connaît pas le Midi et sa flamboyance, dont les échos se prolongeront tout l’automne et rejailliront même sur l’hiver. Cette lumière bleue est incroyable, indescriptible, à nulle autre pareille. Je roule à travers elle et m’en gorge jusqu’à l’éblouissement.
Jeudi 22, Balaruc
Chant XIX des Fleurs du mal. Une « verve puissante », des « enfants monstrueux » une « jeune géante », un « chat voluptueux ». Et ça continue, vers après vers. Cette accumulation de qualificatifs m’insupporte. Un procédé, rien de plus : attendu, répétitif, facile, tout ça pour transformer l’écriture en incantation, en une époque où on croyait encore aux vertus magiques des mots. Cette poésie tient du sortilège. Mais je n’ai jamais aimé les Notre père. Je ne crois pas à ce charabia. Je ne dis pas qu’il n’y a pas des trouvailles heureuses, parfois, mais elles ne justifient pas les dorures qui les entourent. Cette poésie a un côté bazar oriental. On y trouve beaucoup trop de mots. Ces breloques ont un côté clinquant.
Tout le problème, c’est la fin de la magie. Nous n’y croyons plus. Avec l’athéisme, la littérature a pris du plomb dans l’aile. Avant, les athées se battaient contre Dieu. Pour la plupart, il ne nous intéresse plus, nous n’y pensons jamais, pas plus au paradis ou à l’enfer. Les mots ne sont rien d’autre que ce qu’ils disent. Ils n’ont aucun pouvoir secret. La littérature n’a plus pour fonction que de divertir. Elle n’est plus une façon de lancer des sortilèges et de défier la physique. D’où le succès de la fantaisy, des mondes où les mots auraient encore un pouvoir ésotérique. Ce genre n’est que nostalgie d’un état dépassé. Alors, se confronter à la platitude de la réalité du premier degré.
Pourquoi j’aime autant quitter la ville, le béton, le goudron ? Parce que je me sens mieux. Et plus que mieux d’après les scientifiques : il suffit de passer 90 minutes dans la nature pour voir son niveau de stress diminuer, pour que les ruminations cessent (activité du cortex préfrontal), pour que même la pression artérielle diminue. Dit autrement : la ville nous stresse et je m’apprête à y passer dix jours.
Vendredi 23, TGV
Dans le TER direction Montpellier. Une jeune maman avec sa fillette dans ses bras, près des toilettes, portes ouvertes, où elle recharge son téléphone. Elle discute avec les passagers qui sourient à son bébé. Une brune élégante, la soixantaine, avec un chemisier bleu et blanc, lui parle et fait des gousigousis à la fillette, puis entre aux toilettes. Quelques minutes plus tard, la maman hurle. La femme lui a piqué son téléphone. La maman l’a poursuivie dans le train pour qu’elle le lui rende. Une voleuse bon chic bon genre restera impunie, comme quoi l’apparence ne dit rien des gens. La preuve, tous ces escrocs en costumes.
Et puis maintenant, dans le TGV, dans un carré, face à une autre jeune maman, et son fils d’un an et demi, et sa fille de trois ans à côté de moi. La maman mince, élégante, surmaquillée, passe son temps à se prendre en photo. Elle ne lâche pas son téléphone pendant que les gamins boivent de l’eau sucrée. Peu à peu, ils pètent les plombs et l’eau gicle. Ça hurle, la maman hurle, la fillette, me regarde, sourit, puis hurle à nouveau. Et les voisins du carré d’à côté débouchent des bouteilles de vin et se font un gueuleton monstre. Bientôt, ils éructent autant que les enfants intenables. J’évite une giclée de soda, une autre de grenadine, je me recroqueville sur mon siège, puis finis par changer de place à l’initiative d’une autre passagère qui, voyant mon désarroi, me désigne une place de libre à côté d’elle.
Quand nous approchons de Paris, un jeune homme vient nettoyer le grabuge provoqué par les enfants. Il demande à la maman et aux enfants de se lever pour qu’il puisse passer l’aspirateur. Il se permet une remarque : « Vous devriez essayer de contrôler vos enfants, vous ne pouvez pas salir vos places comme ça. » Et voilà que la femme du carré d’à côté lui dit « Si vous n’aimez pas votre travail, vous n’avez qu’à en changer. » Elle insiste lourdement. Ma voisine grommelle d’exaspération : « Comme si on avait toujours le choix dans la vie. » Je lui dis : « Au moins, nous savons pour qui ils votent, ceux-là. » Elle approuve.
Samedi 24, Paris
Trois étapes dans la vie de l’écrivain. 1/ Le désir d’écrire, mais la difficulté de traduire ses pensées ou de mener à bien ses projets. Beaucoup de gens en restent là, comme ma voisine hier dans le train, qui m’a dit qu’elle aimerait écrire, mais n’y arrivait pas. 2/ Réussir à dire ce qui nous travaille. 3/ Réussir à dire même ce dont on n’a pas conscience. Pratiquer l’écriture créative, qui génère sa propre matière et dont l’écrivain n’est plus que l’interprète.
Le carnet a pour vertu de me faire écrire même quand je n’écris pas. Ainsi ce « je n’écris pas » n’existe plus.
Dimanche 25, Paris
Je lis Hippie de Coelho. Très loin de la littérature, mais Coelho réussit à me faire croire à ce qu’il raconte, à ses personnages, et j’ai envie de savoir leur vie, émoustillé de curiosité. Les écrivains qui ne sont pas des conteurs m’ennuient. Et voilà pourquoi le roman n’est pas mort, parce que reste la nécessité pour les uns de raconter et pour les autres d’écouter des histoires, chose que le cinéma fait très bien, mais à mon goût le romanesque garde une texture inimitable.
Si je définis le roman comme « raconter par écrit » comment pourrait-il mourir ? Ça n’a aucun sens. Seuls ceux qui sont incapables de raconter peuvent imaginer que le roman est mort. Certaines de ses formes sont mortes, parce qu’elles ont déjà donné leur suc, et Hippies use d’une de ces formes, et néanmoins il fonctionne parce que la fonction narrative subsiste. C’est le roman non narratif qui est mort, cette anomalie promue au XXe siècle.
Certains croient que le roman est mort parce qu’il serait incapable de se renouveler formellement. Il faut manquer d’imagination et de curiosité pour défendre cette idée. J’ai longtemps acté cette mort du romanesque parce que j’étais moi-même incapable d’inventer, puis la nécessité de raconter m’a repris, et peut-être que l’invention est arrivée avec. Ça ne peut pas marcher dans l’autre sens.
Si le roman est mort, c’est parce que nous sommes de moins en moins nombreux à risquer de lire des textes aventureux. Moi le premier puisque je lis Hippie. Je suis un lecteur nécromancien, un lecteur charognard. Je me satisfais de cadavres refroidis depuis longtemps. Et la nouveauté, je vais la chercher dans le passé, au point de sa naissance, faute de la trouver dans mon temps.
Ai-je encore le droit d’écrire, ou plutôt de publier, quand en traversant Paris je n’éprouve aucune excitation, sinon en voyant la foule des vélos et des trottinettes, ce qui donne à l’espace urbain un rythme nouveau, étranger à celui de ma jeunesse, et qu’il faudrait rendre dans les romans d’aujourd’hui ? Que Paris ne m’excite plus me chagrine, comme si j’avais perdu l’appétit, alors que cette ville a longtemps était mon moteur créatif. J’ai l’impression que quelque chose s’est éteint en moi, mais aussi que d’autres désirs sont nés, tournés vers la lumière et les grands espaces.
Je change, c’est tout, mais je suis encore surpris par ce changement que je croyais réservé aux autres. Je marche dans Paris comme une ombre. Je ne me retourne plus sur les filles. Je les trouve toutes belles, mais comme les lampadaires. Pas de risque que je tente de les escalader pour essayer de comprendre pourquoi ils brillent autant au milieu de la nuit. De même quand je passe devant la porte d’un musée que j’ai souvent visité. Les affiches pour les expositions m’indiffèrent.
Partout sur les panneaux publicitaires parisiens, il est question de Kokoschka, mon vieil ami, dont l’autobiographie m’a bouleversé jadis, plus que sa peinture. Mais voilà. Une affiche qui doit piquer la curiosité me rappelle qu’une affiche semblable a piqué la mienne trente ans plus tôt. Je ne suis pas devenu insensible, mais certaines stimulations n’ont plus d’effet sur moi, et je dois en chercher d’autres, la lumière pure, la lumière première, celle qui inspire le peintre avant même qu’il ne peigne.
Ce carnet est-il autre chose qu’un roman ? Je m’y raconte. Et cette narration, avec sa musique, ses thèmes, ses intériorités, ne pourrait pas prendre une autre forme. Devant un micro ou une caméra, il y aurait davantage de mise en scène, davantage de technologie, de barrière entre moi et mon expression, moins de fluidité. Je n’ai qu’à écrire. C’est une belle invention l’écriture. On peut raconter autrement désormais, mais elle reste pour moi indépassable pour l’intime, parce qu’il me faut le saisir sur le moment, à l’improviste, ce matin très tôt, par exemple.
Les autres médias, à l’exception de la photographie, impliquent un minimum d’élaboration, ne serait-ce que technique. La littérature n’a besoin de rien. Je dis ça parce qu’elle est devenue si proche de moi que je n’y pense plus quand je la mets en œuvre. Peut-être qu’un vidéaste se sent aussi libre. J’ai quelques doutes. J’aime la littérature parce qu’elle est liberté, elle est de la pensée et du rêve à l’état brut, et plus elle s’éloigne de cette source première moins elle devient nécessaire. Je suis incapable de croire aux romans à la mode parce qu’ils impliquent trop de calculs. Ils ne sont que des films à petit budget.
Lundi 26, Paris
Les bruits des talons des femmes dans la rue me réveillent. Je pense à des femmes et pas à des hommes, des femmes encore prêtes à se tordre les pieds plutôt que de porter des sneakers comme nous autres.
Mardi 27, Paris
Visite à Pierre et Marie-Anne à la Manufacture, puis halte dans un café, juste pour voir si quelques mots arrivent, un café où je suis presque le plus jeune client, comme si les plus jeunes ne fréquentaient plus les cafés ou avaient autre chose à faire. Peut-être qu’ils travaillent, c’est envisageable.
Pas n’importe quel café, celui en face du Champo où on se retrouvait avant d’aller voir un film, au siècle dernier. J’ai pu lire que pour être un grand homme il fallait être d’un seul siècle pour lui être identifié. J’avais 36 ans quand nous avons basculé dans le XXIe, je suis donc encore pour longtemps un homme du XXe. Et ce café a tous les charmes mobiliers du XXe, jusqu’au bruit des tasses que le garçon range dans mon dos derrière le comptoir.
Hier soir, mon ami Benjamin Rassat m’a parlé avec enthousiasme de son nouveau film sur la finale 1983 de Roland-Garros, le sacre de Yannick Noah. Il sortait de la première diffusion devant sa productrice, et elle a demandé si les chaînes auraient leur mot à dire, et lui, inflexible, répond non. Je suis rarement aussi sûr de moi au sujet de mes textes. Je les envisage comme une possibilité flottante dans une fonction d’onde que la publication réduira à un état macroscopique stable.
Expérimenter des variations est mon plaisir. Il suffit d’un bruit, d’un oiseau qui se pose sur mon balcon, d’une news lue le matin, pour que mon écriture prenne des tournants imprévus. Je suis toujours prêt à essayer autre chose. Je peux me le permettre grâce à la flexibilité de la littérature. Recommencer ne me prend que du temps. Je crois même que l’œuvre moderne doit être quantique, offrir le parallélisme infini de l’état ondulatoire, sans doute parce que je ne crois pas à l’œuvre en soi. Nous ne faisons que la fixer à un moment de son histoire.
Voilà pourquoi j’aime le carnet, parce que je n’y fixe rien, me contentant de relever les étapes d’un processus qui ne cesse de se recouvrir lui-même, quitte à se contredire. Il n’y a pas plus proche de la réalité intérieure, pas meilleure description de la créativité. Je viens de m’arrêter d’écrire, parce qu’une femme s’est assise à côté et moi et fait du bruit en transférant des emplettes d’un sac de course en papier kraft à un sac à dos. Elle ne me dérange pas. Je viens au café pour ces diversions, mais voilà que mon cours de pensées a dévié.
Dans mes carnets de jeunesse, je parlais des clients, les décrivais, imaginais leurs vies, et je m’en sens désormais incapable, parce que je n’ai plus de désirs dirigés vers eux. Je ne crois plus que l’un d’eux s’installera à côté de moi et changera mon existence. Cette possibilité subsiste, mais je n’y crois plus pour moi, sans doute parce que mon existence me convient.
Benjamin me disait que je n’ai pas conscience de ma vie, de ma chance, de ma persévérance, de ma façon d’avancer avec l’obstination d’un éléphant, de creuser mon sillon. Selon lui tout cela est souterrain, profond, et il pense de même pour lui. Les années passent et nous ne renonçons pas, et cette obstination est l’expression d’une certitude intérieure, pas si commune, et d’autant plus indispensable aujourd’hui, quand tout le monde veut briller à chaque seconde.
Hier, une amie éditrice chez Gallimard me disait plus ou moins la même chose. Je suis un écrivain du XIXe, je vis comme Flaubert, avec les procès pour indécence en moins, et deux fils en prime, et le vélo en plus, et une énergie physique qu’il n’a jamais eue. Les quinquagénaires d’aujourd’hui seraient les trentenaires des années 1980. Je suis peut-être un tout jeune écrivain, mon corps m’en donne l’illusion quand je suis sur un vélo, moins quand j’essaie de courir et que ma hanche me rappelle que je l’ai fracassée.
Benjamin me dit que Paris l’excite toujours autant. Je n’y arrive pas parce que j’ai envie d’être dans la nature, dans l’éblouissement de septembre. Je n’arrive pas à me saisir de la ville, à la prendre sans arrière-pensée, je pense aux autres possibilités qui m’échappent, toujours cette satanée fonction d’onde. Elle ne s’effondrerait pas instantanément. Il lui faut quelques milliardièmes de secondes. L’instantanéité n’existe pas dans la nature. Je trouve ça rassurant.
Et puis, qu’est-ce que je fais à la seconde même, sinon exprimer Paris, à ressentir la ville pour la transformer en mots qui ailleurs diraient autre chose. Après une averse, un rayon de soleil illumine la terrasse. Je reprends ma promenade.
Mercredi 28, Paris
Le « je » peut agresser le lecteur qui finit par en avoir assez de l’entendre parler de lui. Le « je » peut être ressenti comme une attaque à son propre « moi », une tentative de l’envelopper et de l’avaler. Mais comment dire autrement la relativité du monde, la subjectivité des points de vue ? Sans « je », le narrateur devient dogmatique. Seul espoir pour le « je » : l’autodérision. Un « je » qui ne se prend pas au sérieux tout en étant sincère peut toucher, mais la pente est étroite entre les confidences enrichissantes et celles insupportables.
Café de la Montagne Sans Geneviève, un repère d’étudiants au croisement des rues du Pot de fer et de Tournefort. Tables et chaises de bois de récupération. Sol d’aspect industriel. Vétusté cultivée. Musique rock identifiée contemporaine par Shazam, mais qui me fait penser aux sombres mélodies de Joy Division.
Je suis glacé après avoir discuté deux heures dehors avec Quitterie, toujours aussi énergique, à nous demander ce que nous pourrions faire pour que le monde aille mieux. Nous pensons à nos enfants. Quitterie a tenté d’injecter de la démocratie participative dans l’Assemblée nationale, y échouant, et moi je ne vois pas mieux que tracer des parcours à vélo pour faire aimer le territoire, pour ramener à un rapport tangible au réel, au-delà des grands discours. Me tourner vers la chair du monde pour apprendre à le respecter. Puisque les idées n’ont pas d’impact, passer par le ressenti, par les émotions, faire vivre des aventures, en vivre, en raconter. Cette chair du monde me manque à Paris, trop loin sous les pavés, presque irréelle, et je commence après quelques jours à douter de son existence.
J’ai entrepris une guerre de position, à tenter de percevoir le territoire mètre après mètre, heure après heure. Il ne s’agit pas d’aller vite, mais, au contraire, de lentement dévorer l’espace. Je tourne autour de ces idées depuis quelques années sans réussir à leur donner davantage de clarté. J’ai la sensation d’être à ma place quand j’arpente le monde loin des infrastructures dédiées aux voitures. J’y éprouve la vie avec davantage de force qu’ici dans ce café, peuplé d’étudiants dilettantes, certains un verre de bière à la main en milieu d’après-midi, signe décourageant. Comment panser le monde quand on est incapable d’être rigoureux avec soi-même ? Et à une autre table, une grand-mère avec son petit-fils, sept ans peut-être, tous les deux sur leur écran. Voilà qui est peu énergisant, et même déprimant. Et des cigarettes partout sur la terrasse. Rien ne change. Rien ne veut changer. Aller tout droit jusqu’à la mise en orbite ou à l’effondrement.
Reste que j’aime cette ambiance de café. Sensation d’entrer dans le cerveau de l’humanité. Dans les ruminations de mes contemporains. De saisir leurs tressaillements, leurs désirs, leur manque d’ambition, la plupart à la poursuite de satisfactions immédiates. Je suis un peu effrayé, un peu surpris, toujours étranger à ce que j’entends, à la rumeur générale. Je suis à côté, en dehors, positionné depuis longtemps dans le rôle de l’observateur silencieux qui a le droit de donner son avis sur tout, mais de n’être écouté sur rien.
La maison d’en face, de l’autre côté de la rue piétonne. Une famille de trois. La femme travaille au second, elle parle fort, souvent en italien. L’homme au premier, comme elle tout contre la fenêtre. Au rez-de-chaussée, la cuisine, la salle à manger, au sous-sol, le salon TV qui s’illumine le soir. Le matin, je vois le fils partir à l’école. Ses parents ne lèvent pas le cul de leur chaise. Il faut gagner de l’argent pour rembourser le prêt de cette maison à plus d’un million d’euros.
Jeudi 29, Paris
Hier soir, mon beau-père, comme ça, soudainement, mort. Huit ans après mon père, jour pour jour. Mais une vie moins extrême, sans extravagances, une vie de rigueur au service de la santé publique, avec quelques plaisirs mesurés. Et adieu, débrouillez-vous sans moi, sans mes grincements, sans mes « Santé bordel », sans mon obstination réactionnaire. Et une scène s’impose à moi, notre dernière rencontre, fin août, quand il a voulu donner un chèque à Tim pour le récompenser pour son bac et que j’ai dit que c’était un peu compliqué pour nous les chèques avec nos banques en ligne, et puis que les chèques étaient désuets. Il est parti dans une rage folle, et moi à lui répondre, et à me faire engueuler par ses filles, et à me persuader qu’il lui restait des années à vivre puisqu’une belle énergie l’animait encore, même s’il s’était beaucoup affaibli depuis son Covid. Et le couperet tombe, sans prévenir, sans lui laisser le temps de dire adieu et de prendre conscience de sa propre mort. Démerdez-vous sans moi. Mourir comme ça, c’est d’une élégance indécente. Une mort radicale qui convenait à son tempérament tranché. Quand il nous vaccinait, il plantait la seringue sans hésiter, sans diversion. Nous devions être forts. Il arrachait les sparadraps d’un coup. Il est mort de la même façon, comme il a vécu. À l’hôpital de Nancy où il a effectué sa carrière de pneumologue et de réanimateur, il a vu trop de gens agoniser sous ses respirateurs pour les imiter. Pas de ça pour lui. Il a reçu la mort qu’il souhaitait.