Samedi 1, Paris
Je marche le long des quais, par une belle douceur. Cette voie désormais piétonne a transformé la colonne vertébrale de la ville, et son âme, mais elle est encore trop bétonnée, trop asphaltée, trop dure, elle pourrait être végétalisée, renaturalisée, rendue à la débauche verte. Et plus je marche, plus je me dis que la ville m’est nocive, qu’elle me veut du mal. J’y suis confronté aux autres et à leurs volontés. Ils m’écrasent de leur présence. J’ai envie de les fuir. Et je marche jusqu’aux Arènes de Lutèce. Des jeunes jouent au foot. Je m’installe au soleil sur un banc, ce pourrait être supportable, mais non, trop de pierres.
Mon beau-père est mort, mais j’ai du mal à y croire. Il me faudra être chez lui et ne pas le voir assis à son bureau, avec sa pipe, pour que la réalité me tombe dessus.
Dimanche 2, Paris
Pour un mort, on ne peut que deux choses, se souvenir, et poursuivre son œuvre, si tout au moins on y accorde une importance. Pour mon beau-père, ce sera entretenir la maison du Lot-et-Garonne où il a toujours été heureux. Les prières, les invocations, toutes les bondieuseries ne sont que du temps perdu, je veux dire du temps perdu pour le mort.
Lundi 3, Paris
Pourquoi Chateaubriand passe-t-il autant de temps à nous parler de Napoléon ? Parce qu’il a vécu son époque, et alors je devrais passer autant de temps à parler de Poutine. Mais non, parce que l’histoire vue de l’intérieur, même quand on en est proche comme Chateaubriand, manque de perspective pour l’avenir. Raconter les détails des batailles n’a aucun intérêt, contrairement au récit de nos sentiments d’horreur à l’idée que le fou russe déclenche une frappe nucléaire. Impossible de ne pas y penser. Sensation d’être coincé entre la bombe climatique et la bombe nucléaire, qui tend à nous faire oublier la première. Notre impuissance fataliste nous pousse à nous en remettre à d’autres fous pour assurer la riposte. Tout cela parce qu’en premier lieu nous croyons avoir besoin de ces fous pour nous diriger, et, un jour ou l’autre, l’un d’eux déraillera.
Chateaubriand croyait à la grandeur de son temps et nous ne nous souvenons que de tueries inutiles, de comportements inacceptables qui depuis n’ont cessé de se répéter. Chateaubriand nous parle de grandeur et nous ne voyons que petitesses et anecdotes déplorables. Il n’y a de vérité qu’au fond de soi, dans sa chair, et Chateaubriand n’est jamais aussi bon que quand il nous parle de lui, parce qu’à notre tour nous éprouvons les mêmes tourments et les mêmes joies.
L’histoire est une science dangereuse parce qu’elle donne à certains des ambitions d’y inscrire leur nom. L’histoire politique bien sûr, parce que les autres histoires passent toujours au second rang, alors que dans la durée elles seules s’accumulent et nous poussent en avant.
Et puis la SNCF s’en prend à Émile et j’écris mon impuissance face à la machine inhumaine, qui nous ramène à Kafka, à Orwell, toujours, et nous laisse sans réponse. Le même contrôleur qui aujourd’hui s’est attaqué à mon fils rejoindra demain les chemises brunes, appuiera sur la gâchette. Il y a parmi nous trop de gens prêts à obéir à des ordres fous par peur, par bêtise, avant tout par manque de courage.
Mardi 4, Paris
Obsèques de mon beau-père sous le signe de la joie. Le prêtre en blanc, presque personne en noir. Rappel d’anecdotes, rires contenus. Il est désormais au paradis, pour ceux qui y croient. Moi, je fixe sa photo dressée sur son cercueil dans la cathédrale de Nancy. Quand j’entends des inepties religieuses, je fixe cette photo. Et hier et ce matin, j’ai fait de même après avoir vu son corps pour la dernière fois. Je m’en suis vite détourné, parce que ce corps disait la fin irrémédiable, l’effacement d’un long travail d’organisation cérébrale. Je garde de lui des images de moments heureux en famille. Je regrette déjà ses mécontentements, ses « vous me faites chier », son intransigeance. « Bon, ça suffit maintenant, n’en faites pas trop. » Je l’ai entendu râler toute la journée. Nous avons ça en commun tous les deux.
Rire après les obsèques. Un article explique que le resvératrol est un puissant antioxydant, voilà pourquoi à petite dose le vin rouge pourrait avoir un effet bénéfique sur la santé, sauf que les vignerons ne disent pas qu’il y a beaucoup plus de resvératrol dans les raisins, les cacahuètes, les baies et même le chocolat.
Jeudi 6, Balaruc
Vendredi 7, Balaruc
Tout le monde parle d’Annie Ernaux, puisqu’elle a reçu le Nobel, je l’ai un peu lue, pour son rapport à l’autobiographie que je partage, sans être bouleversé, et peut-être que tous ces mots sur elle ou d’elle vont me donner encore une fois l’envie de m’intéresser à elle. Dans Mémoire de fille, elle écrit « Un été immense comme ils le sont tous jusqu’à vingt-cinq ans, avant de se raccourcir en petits étés de plus en plus rapides dont la mémoire brouille l’ordre, ne laissant subsister que les étés spectaculaires de sécheresse et de canicule. » J’ai réussi avec mes voyages à vélo à briser cette fatalité. Mon été 2022 aura été un des plus longs de mon existence, et j’entrevois des stratégies pour allonger davantage les suivants, et aussi septembre, et octobre, et tous les mois des années qui me restent à vivre. Le voyage à vélo a changé l’écoulement de mon temps.
Trois prix Nobel français en quinze ans : 2008, Le Clézio. 2014, Modiano. 2022, Ernaux. Aucun pays n’a fait mieux, loin de là. Et aucun éditeur n’a fait mieux, puisque les trois auteurs français sont publiés par Gallimard. Je ne questionne pas leur talent, mais ça m’interroge. Gallimard est-il le seul éditeur français digne de ce nom ? Est-ce qu’il n’y a pas de salut hors de Gallimard ? Est-ce que Gallimard est une machine à lobbying extraordinaire ? Est-ce que notre espace littéraire s’est recroquevillé comme peau de chagrin pour se résumer à Gallimard ? Ces trois Nobel dont la France est fière éveillent en moi des doutes sur l’institution Nobel, sur la santé de la littérature, sur ce qui compte aujourd’hui en littérature… Elle me fait penser à un entre soi qui frise la consanguinité. Je n’ai rien contre Ernaux, Le Clézio et Modiano, bien au contraire.
Sur France Inter, Ernaux toute surprise d’avoir obtenu le Nobel. Sauf que pour obtenir un Nobel, un dossier doit être déposé auprès de l’académie Nobel. Ernaux ne savait pas que Gallimard soutenait sa candidature, que de nombreuses personnalités l’avaient parrainée ? Sinon, elle dit que personne n’a vu venir la révolte des Iraniennes. En vérité, ça crevait déjà les yeux en 2015 quand j’étais en Iran. Voilà pourquoi j’ai imaginé la révolution des foulards dans One Minute.
François Bon se demande quel impact a le carnet sur l’écriture, la vie, la langue ? Impossible de répondre en général, mais le carnet m’a fait écrivain comme l’appareil photo fait le photographe. Il est là, toujours à portée de la main, et j’en ai pris l’habitude, à m’arrêter, à noter, parce que c’était possible jusqu’à ce qu’il devienne part de moi, comme mes lunettes. Il s’ajoute à mon humanité, sans lui je serais moins vivant. Il n’est pas contraignant contrairement à un livre que je commence et qu’il faut terminer. Il m’accompagne, il bouge avec moi, sans théorie, sans idée arrêtée, sans esthétique consciente, sans travail sur la langue, sans rien sinon sa possibilité à tout instant. Dès que j’ai commencé à tenir un carnet, je suis devenu écrivain, publier aura été accessoire. À travers le carnet, je regarde le monde comme un spectacle à décrire. Il a changé ma vie, parce qu’il lui a donné un but parallèle à tous les autres buts, et même indépendamment d’eux. Je pourrais cesser d’écrire des livres ou des articles, mais j’aurais du mal à renoncer au carnet. Je sais bien qu’il aura un jour une dernière entrée et j’en suis terrifié à l’avance. Peut-être qu’elle sera d’une banalité épouvantable. Mon beau-père a dit à ma belle-mère le soir de sa mort. « J’ai mal aux deux bras, j’ai dû me pincer un nerf. Je me couche. » Puis un instant plus tard « J’ai froid, donne moi la couverture. » Puis, « Fais attention à la télécommande. » Enfin : « À demain. » Et il est mort.
Idée. Les discours de Stockholm. Imaginer une succession de discours pour la remise du prix Nobel de littérature. Pas un discours, mais plusieurs. Qu’est-ce que différentes versions fictives de moi-même diraient ? Ou même des auteurs fictifs, donc le discours dirait qui ils sont. Ce pourrait être un sujet pour un atelier d’écriture. Une contrainte amusante. À voir si elle reste dans ma tête plus de quelques heures.
État grippal, test covid négatif, pas de vélo alors que ça me démange. Je relis du Ernaux. Y trouve une belle idée : reconstituer un journal, jour pour jour, et au fil des jours, des années après.
Je reçois une immonde réponse de la SNCF suite à ma réclamation au sujet d’Émile.
Lundi 10, Balaruc
Week-end au lit, fiévreux, à tousser. Ce matin, juste la force de conduire Émile au lycée. J’ai lu Le Bel été de Pavese, puis Mémoire de fille d’Ernaux, un texte en deux parties, la première sur l’été 1958 impeccable, la seconde plus brouillonne, tirée à la ligne, sans colonne vertébrale narrative.
Des choses écrites par Ernaux, et que j’ai peut-être déjà écrites ou que j’aurais pu écrire.
« Souvent, je suis traversée par la pensée que je pourrais mourir à la fin de mon livre. Je ne sais pas ce que cela signifie, la peur de la parution ou un sentiment d’accomplissement. Ceux qui écrivent sans penser qu’ils pourraient mourir après, je ne les envie pas. » J’ai même souvent pensé que je risquais de mourir avant la fin d’un livre.
« Mais à quoi bon écrire si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre – à supporter – ce qui arrive et ce qu’on fait. »
« Au fond il n’y a que deux sortes de littérature, celle qui représente et celle qui cherche, aucune ne vaut plus que l’autre, sauf pour celui qui choisit de s’adonner à l’une plutôt qu’à l’autre. »
Quand les écrivains parlent d’écriture dans leurs textes, est-ce le signe qu’ils n’ont plus que d’autres écrivains comme lecteurs ?
Je regarde l’étang par la fenêtre de ma chambre, depuis mon lit où je croupis, où je suis incapable d’aligner deux pensées, sans les voir interrompues par des quintes de toux. Je m’imagine souvent un jeu. Quelle saison sommes-nous ? Je pourrais de premier abord dire l’été, car les fenêtres sont grandes ouvertes, qu’il souffle une douce brise marine, sous un ciel voilé d’une laitance de chaleur, mais à la hauteur de la terrasse, les feuilles du mûrier-platane se parent d’un feston rouille, et la brise amène trop peu de bruits d’activités nautiques pour que ce soit l’été. Je pourrais en déduire que nous sommes au début de l’automne. Sans les feuilles, si j’avais déjà taillé les mûriers, ce serait plus difficile. Ce pourrait être aussi bien mars, mais alors la brise serait plus fraîche.
Ernaux se sent moins libre dans son journal intime parce que le temps y impose une structure. Mais qu’est-ce qui empêche de tricher ? De réorganiser ? Qu’est-ce qui empêche de défier le temps et d’inventer ? Je me sens plus libre dans mon journal que dans mes livres. Je n’ai pas l’obligation de lui donner une forme, de lui donner une colonne vertébrale, de le replier sur lui-même, de le mener à bout, de le rendre intéressant, original, d’y défendre une idée ou une conception de l’art. Il me suffit d’y être moi-même. Ernaux en convient d’une certaine façon : « Je dirais que le journal intime me paraît le lieu de la jouissance, que les autres textes sont celui de la transformation. » Mais elle ajoute « J’ai plus besoin de transformer que de jouir. » Plus non, les deux, sans doute.
Mardi 11, Balaruc
Mercredi 12, Balaruc
J’ai commencé un Modiano de 2017, Souvenirs dormants, qui joue la partition Modiano, mais maladroitement, sans conviction, sans réussir à m’intéresser.
Ma médecin m’a donné un médicament qui me ramollit. Si je continue de le prendre, je ne guérirai jamais. Je vais me donner un coup de pied au cul en faisant un petit tour de vélo.
Jeudi 13, Balaruc
Je tousse toute la nuit, je dors le matin, impression qu’un étau me compresse le crâne. Envie de rien. Énergie pour rien. Alors que l’automne flamboie sur un mode encore estival.
J’écoute François parler des manuscrits et je me dis que mon carnet est une perpétuelle note d’intention sur les livres que je pourrais écrire ou que je suis en train d’écrire.
Bruno Latour : « Nous ne savons pas quelle est la situation d’être sur cette terre nouvelle dans laquelle nous avons été plongés du fait de l’histoire moderne dont nous sortons. » Voilà pourquoi j’explore le territoire à vélo, pour nouer avec lui une relation nouvelle, qui serait plus résiliente, plus durable, plus passionnelle. Voilà pourquoi j’écris, également. Qu’est-ce qu’être aujourd’hui ? Les anciennes réponses ne valent plus grand-chose, même si en apparence rien ne change avec la starification à outrance. Dans le fond, tout est à réinventer. C’est une époque effrayante, parce que l’ancienne prend du temps à mourir, la guerre en Ukraine, et motivante, parce que la conscience des problèmes longtemps occultés nous pousse à tout remettre en cause.
J’ai parlé de tout cela dans Le Peuple des connecteurs, puis j’ai sauté dans l’autre monde pour constater avec stupeur que les transitionneurs étaient peu nombreux. Maintenant, nous n’avons pas le choix, et malgré tout ça freine. Même dans le vélo, même là les gens restent crispés sur des modalités dépassées. Le vélo peut devenir bien plus que du vélo. On me reproche de tout compliquer, mais ce n’est pas moi qui ai fait passer le monde du modèle cartésien au modèle holistique. Nous sommes entrés dans l’ère de la complexité. Latour en parle merveilleusement bien.
Vendredi 14, Balaruc
Mardi 18, Balaruc
Je vois les copains du bikepacking réserver des voyages en Afrique, en Amérique, en Asie… Même eux, qui entretiennent un rapport intime au territoire, n’ont pas compris que de nouveaux comportements étaient nécessaires. Ils manquent de force pour chercher l’exotisme près de chez eux. Leur manque d’imagination et de conscience écologique me blesse.
Quand j’écoute Latour, je l’écoute et ne le lis pas, je me rends compte que j’ai découvert chez d’autres, antérieurs à lui, toutes ses idées, qu’on essaie de nous faire passer pour siennes.
Il était avant tout un professeur brillant, limpide, un vulgarisateur qui ressemblait à son ami Michel Serre. Comme lui, il expliquait, se répétait sans souffrance, mais à un instant a-t-il changé de mode d’existence pour entrer dans le nouveau monde dont il ne cessait de parler ? Je ne le pense pas. Il restait théoricien, universitaire, alors même qu’il prônait la fin du dogmatisme. Il montrait avec lucidité la complexité des boucles de feed-back, sans lui-même se placer à l’intérieur de l’une d’elles. Il restait sociologue, observateur.
Jeudi 20, Balaruc
Dès que je me demande pourquoi je fais quelque chose, ou si je devrais faire autre chose, ou si cette chose est valable ou pas, je ne suis pas heureux. Ce n’est pas que penser me porte peine, mais penser pour penser oui. Alors en ce moment même, je suis heureux, parce que j’écris une pensée, et sa nature de pensée passe au second plan, précédée par le faire qui m’emporte. Je préfère écrire un mauvais texte, ou un texte inutile, que me demander quel meilleur texte je pourrais écrire.
Samedi 22, Balaruc
Dimanche 23, Balaruc
Je relis le Journal du dehors d’Ernaux. Son projet me frappe par sa proximité avec celui de Perec, déjà mis en œuvre quinze ans plus tôt et par mes propres textes de la même époque, quand j’écrivais la ville, les gens que je voyais, les choses. Il y avait alors peut-être pour nous l’impossibilité d’être, la peur d’affirmer notre intériorité, comme si cela aurait été une injure à celle des autres. Mais à force de vouloir leur rendre hommage, nous étions en train d’avoir la trouille de creuser en nous, et d’oser affirmer que nous poursuivions un bonheur, un idéal, une ambition. Plus les années ont passé, plus je me suis méfié de l’objectivité.
Je pourrais arracher à mon carnet des textes pour en faire des ensembles autonomes. Je pourrais générer un Écrire ou un Regarder, mais je me dis que ce n’est pas à moi de faire ce travail, parce que je choisirais mal, trop nostalgique pour ne pas me laisser abuser par mes souvenirs.
Reste que quand on tient un journal sur plusieurs décennies, quatre déjà pour moi, il contient une masse faramineuse d’intuitions qui, rassemblées côte à côte, peuvent dire une époque avec peut-être plus de discernement qu’un travail historique a posteriori.
Bleuffé par un service de colorisation automatique d’anciennes photos. Je revois mon père au bord de l’étang quand j’avais huit ans, comme dans mon souvenir. Et moi même je reprends des couleurs.
Lundi 24, Balaruc
Mardi 25, Balaruc
Pourquoi je ne me suis pas intéressé à Latour avant sa mort ? Le savoir mort lui donne de la légitimité et sa voix d’outre-tombe me touche. Mais je reste critique, et cette nuit j’ai découvert une réfutation de sa philosophie, formulée avant même qu’il se mette au travail par Wittgenstein (j’en reviens toujours à lui).
Latour parle de domaines d’existence, avec des vérités propres. Il y aurait la vérité scientifique, technique, politique, religieuse, juridique. Ainsi quelqu’un peut avoir tort juridiquement, parce qu’un tribunal en a décidé ainsi, sans avoir tort politiquement ou religieusement sur un même sujet.
Latour a construit ce système de domaines d’existence pour en même temps réfuter l’idéalisme et le relativisme tout en s’affirmant pragmatique. Mais où poser les frontières des domaines aurait demandé Wittgenstein ? Comment dénombrer les domaines ? Pourquoi ne pas les subdiviser ? Et ainsi découvrir des domaines à cheval les uns sur les autres à l’infini ? Et ainsi aboutir au relativisme pur et dur.
J’écoute Latour et je ne l’ai pas encore entendu répondre à cette objection. Et puis il parle sans cesse de vérité, même s’il ne s’agit pas de la vérité absolue, mais de vérités sociales, ça me dérange. Dans l’espace euclidien, la circonférence d’un cercle égale 2piR, c’est un fait démontré, une vérité. Toutes celles qui ne sont pas démontrées sont provisoires, soutenues par un consensus social, même les vérités scientifiques du moment. Faut-il alors employer le mot « vérité » à tour de bras ? Ne risque-t-on pas d’attribuer la même qualité aux vérités scientifiques, religieuses, juridiques… alors qu’elles sont de nature et d’histoire différentes ?
Grâce à Latour, j’ai découvert le très beau texte de William James sur le pragmatisme. « En fait, la vérité vit à crédit, la plupart du temps. Nos pensées et nos croyances « passent » comme monnaie ayant cours, tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les billets de banque tant que personne ne les refuse. Mais tout ceci sous-entend des vérifications, expressément faites quelque part, des confrontations directes avec les faits – sans quoi tout notre édifice de vérités s’écroule, comme s’écroulerait un système financier à la base duquel manquerait toute réserve métallique. »
Mais, aujourd’hui, il existe des systèmes financiers sans réserve métallique et ils ne s’écroulent pas pour autant, tout comme les fake news qui ne reposent que sur du vent, sinon la croyance de certains, sans que jamais aucun d’eux n’ait entrepris la moindre vérification. C’est ainsi que peuvent se construire des vérités idéales, déconnectées de tout terreau pragmatique, c’est ainsi que les Dieux naissent et avec eux, ou contre eux, les idéologies totalitaires.
L’été 1976, j’avais treize ans, je jouais au flipper, l’été 2003, j’écrivais sur le virus HIV et vivais entre Londres et Balaruc, l’été 2022, j’écrivais mon roman à facettes après avoir traversé la France à vélo, trois étés de canicule, qui laissent dans ma mémoire des éclats de lumière.
Ernaux : « Pour moi, la vérité est simplement le nom donné à ce qu’on cherche et qui se dérobe sans cesse. » Une façon un peu rapide de balayer au moins trois mille ans de philosophie, mais d’un pragmatisme en phase avec celui de Popper plutôt que celui de Latour. La vérité se dérobe parce qu’elle est sans cesse réfutée. Je crois trouver ce que je cherche, par exemple quand j’écris, et chaque fois je me rends compte que ce n’est pas ça, alors je continue de chercher, continue de vivre. Un mystère provoque une curiosité insatiable.
Latour parle de la nécessité de redevenir terrestre. De quitter le piédestal de l’homme tout puissant qui domine la nature pour devenir un de ses grains de sable. Je fais du vélo dans la nature pour redescendre, pour me glisser dans la peau de Gaia, entre les plis du ciel et du sol. Je pourrais marcher, mais pour quitter les surfaces bétonnées, il me faudrait beaucoup plus de temps, ou emprunter un transport motorisé. Le vélo m’aide à sortir de la ville, symbole de notre toute-puissance, pour me faufiler entre les champs, puis entre les arbres et les roches dénudées. Devenir terrestre implique d’être sur la terre, très proche d’elle, physiquement, la pensée est impuissante à cette métamorphose. Je ne fais pas du vélo, je me transforme. Je pourrais être cavalier, mais l’idée de soumettre un cheval à mes désirs me répugne.
Mercredi 26, Balaruc
J’ai la sensation de marcher à grands pas vers la falaise de la soixantaine. Plus que quelques mois pour basculer dans la décennie de la retraite et j’ai la sensation de n’avoir rien fait, sinon désiré des mystères qui ne m’ont jamais été révélés.
J’ai vécu jusqu’ici comme un écrivain réputé sans avoir eu de statut public. J’ai vécu dans le confort de la notoriété sans les ennuis de la notoriété. J’ai vécu la littérature comme avant l’invention de la photographie et du cinéma. Je suis un écrivain anonyme et les rues et les cafés me restent ouverts.
Deux directions littéraires m’attirent encore, le souvenir de ce qui n’est plus, mon père, la jeunesse de mes parents, le café comme lieu social, une direction dont seul un écrivain vieillissant peut se payer le luxe, et, au contraire, j’ai encore envie de trouver une place dans le monde nouveau qui naît dans la douleur. Là, je gratte sur les chemins une histoire de rapport à la terre.
Les derniers interviews de Latour me touchent parce qu’il y défend une mise en relation, une forme d’ouverture, et en même temps en revient systématiquement à sa grille de lecture, censée garantir le non-dogmatisme, mais il l’agite avec dogmatisme. Je vois le vieil intellectuel, sous le regard admiratif de l’interviewer, sans doute un ancien élève, rabâcher son œuvre sans réussir à en sortir, et même si enfermer.
J’ai tendance à croire Latour puisqu’il est âgé, parce que je sais qu’il mourra quelques semaines plus tard, je me mets à sa place avec d’autant plus de facilité que je ne suis pas si loin de lui. Vieillir m’aide à comprendre les vieux, et à discerner leurs voix que j’entendais mal avant, même si j’ai toujours aimé les autobiographies.
Je termine mon petit roman à facettes, commencé fin juillet, laissé en plan à la rentrée, repris en octobre. Six nouvelles interconnectées sur le mode One Minute.
Jeudi 27, Balaruc
Tous mes textes parisiens, mes textes de description où je tentais de m’abstraire de la scène ne sont que la continuation de ceux d’Ernaux qui elle-même continuait Perec. Je n’avais pas de style, je ne voulais pas en avoir, je voulais être aussi neutre que les voitures qui passaient dans la rue, sauf que vu d’aujourd’hui ces voitures n’avaient rien de neutre, avec leurs silhouettes datées, leur bruit, leur pollution, leur omniprésence insupportable. Ernaux me parle parce que j’ai vécu ce dont elle parle. Il manquera trop de détails pour que ces fausses capsules vidéo parlent à nos enfants. Gracq sera plus durable, parce qu’il a mis sa couleur de texte dans tout ce qu’il voyait, il utilisait une palette puissante, presque fauve, elle importait autant que ce qu’il décrivait. Et pourtant j’ai des envies de retourner sur le terrain, regarder, noter, marcher, déambuler. Mais n’est-ce pas de la nostalgie ?
Quand j’étais jeune, le monde me stupéfiait. J’avais besoin de le décrire pour mieux le voir, mieux me pénétrer et le faire entrer en moi. C’était ma façon de l’habiter tout en prenant sur lui du recul, et peu à peu renoncer à y courir dans l’espoir de richesses et de pouvoir. J’ai rejeté très tôt les règles de la modernité. J’ai senti instinctivement qu’elles ne menaient à rien, ni personnellement ni collectivement. Je me suis retrouvé entre deux mondes, l’ancien qui agonisait et le nouveau qui tardait à émerger. J’ai toujours été entre les deux tranches de pain.
Le discours de Latour repose sur une assomption non démontrée : la Terre est finie, les ressources limitées, la croissance insoutenable, le rêve de la modernisation perpétuelle est mort, et donc nous entrons dans une nouvelle époque dominée par l’écologisation. Mais la Terre est-elle finie ? Je ne le pense pas. Le soleil continue de nous bombarder quotidiennement d’une quantité faramineuse d’énergie et tant que cette énergie nous tombe dessus nous pouvons la convertir en merveilles. Le rêve des modernes n’est pas mort. Il est en train de se réinventer (il s’y essaie tout au moins).
Latour se demande quelles sont les choses qui nous tiennent, qui nous importent. Je ne peux répondre que pour moi. La santé, la famille, la qualité de la vie, la nôtre et celles des autres, la liberté (d’expression, de mouvement, de temps, de curiosité…). Des réponses bien peu modernes puisqu’il n’y est pas question de plus d’efficacité ou de rendement, mais est-ce que l’efficacité et le rendement ont été au cœur du projet moderne ? J’en doute, encore une fois. Il y avait un désir d’entreprise, de construire, un désir bien au-delà du service à rendre, il y avait une ambition impérialiste et aussi de créer des objets aussi merveilleux que potentiellement inutiles. Il ne s’agissait pas seulement d’aller plus vite, ou plus loin. Quand on nous met un ordinateur entre les mains, c’est pour faire autre chose, pour entrer dans un nouveau monde. Et ainsi avec l’appareil photo, la caméra, le mobile… L’inventeur de l’aquarelle ne voulait pas rendre la peinture plus efficace, mais lui ouvrir des portes de nouveaux imaginaires.
Vendredi 28, Balaruc
Deleuze a 65 ans et Guattari 61 quand ils se demandent « mais qu’est-ce que c’était ce que j’ai fait toute ma vie ? » Et moi qu’est-ce que j’ai fait et continuerai de faire sinon chercher un indicible, une chose entrevue fugitivement et qui m’échappe, parce qu’elle se joue en moi et hors de moi, et que ces deux états s’altèrent, et que la chose joue à l’équilibriste entre eux. Je pourrais écrire un livre pour répondre à cette question ou m’arrêter là.
Page de garde du Livre à venir : « Maurice Blanchot, romancier et critique, est né en 1907. Sa vie est entièrement vouée à la littérature et au silence qui lui est propre. » De quoi se méfier (le silence il a bon dos quand on écrit autant à son sujet). Vouer sa vie à un concept, c’est un projet religieux qui me parle peu.
Je dois fouiller les phrases de Blanchot sans ni queue ni tête, à l’inutilité évidente, posées pour leur seule sonorité et le plaisir de l’auteur, avant de découvrir une pépite : « Le récit est mouvement vers un point, non seulement inconnu, ignoré, étranger, mais tel qu’il ne semble avoir, par avance et en dehors de ce mouvement, aucune sorte de réalité, si impérieux cependant que c’est de lui seul que le récit tire son attrait, de telle manière qu’il ne peut même « commencer » avant de l’avoir atteint, mais cependant c’est seulement le récit et le mouvement imprévisible du récit qui fournissent l’espace où le point devient réel, puissant et attirant. »
Ainsi tout carnet, tout journal intime, serait un récit, parce qu’un but existe, ne serait-ce que la mort, mais l’auteur n’en sait rien. Et alors je lis le très beau texte de Blanchot sur Joseph Joubert et je me réconcilie provisoirement avec lui.
Latour : « Nous découvrons plus ou moins obscurément que nous sommes tous en migration vers des territoires à redécouvrir et à réoccuper. » Cela en conséquence de la crise climatique et migratoire et de la finitude de la Terre qui empêche de continuer sur la ligne de développement « moderniste ». Ma façon de faire du vélo serait alors une tentative de redécouvrir et réoccuper le territoire, de le rendre habitable pour moi et mes enfants, de le partager sans le saturer. C’est la recherche politique d’une nouvelle façon d’être. Je serais selon Latour « un migrant de l’intérieur ». Je n’aspire qu’à posséder symboliquement le territoire comme les aborigènes avec leurs songlines.
Samedi 29, Balaruc
Lundi 31, Paris
Depuis la gare de Lyon, je me dirige vers la gare Montparnasse, à l’heure où les gens s’en vont travailler, peu nombreux en cette période de vacances. Je remonte le jardin des plantes, peuplé d’énormes bestioles en polystyrène, une exposition pour les enfants, mais une drôle d’éducation à l’écologie, tant les installations piétinent les platebandes. Quand est-ce qu’on changera de siècle et arrêtera ces conneries ?
Plus haut, j’achète une viennoiserie abominable, piégé par une devanture artisanale, qui cache un congélateur couplé à un four. Ces impostures se multiplient à tous les coins de rue. Des artisans de la décongélation. Je ne comprends pas comment on peut vivre en détestant son travail. Si j’avais été boulanger, j’aurais tenté de proposer les meilleures viennoiseries du monde.
Vers la rue Gay-Lussac, je tombe sur un cousin germain d’Isa, nous échangeons quelques mots, qui suffisent à me donner le sourire, tant j’apprécie ces hasards que la ville me réserve parfois. Je marche dans Paris pour vivre ces éblouissements improbables. L’art s’en nourrit, quand dans notre tête des imprévus se carambolent.
Je remonte à contresens le flot des joggers du jardin du Luxembourg, à me dire que je vais peut-être y croiser une autre connaissance, puis j’arrive rue Vavin, où Isa vivait lors de notre rencontre, et la ville me dit mon histoire. Je termine dans un café à côté de la gare, à gratter ces quelques lignes, aussi pour ma petite gymnastique littéraire quotidienne.
Ce n’est qu’une fois attaché à un sol qu’on peut commencer à l’aimer. On ne devient écologiste qu’une fois connecté à la terre. Alors on peut envisager d’embrasser le monde, parce que ce qui est compris chez soi peut être généralisé. L’écologie hors sol, théorique, est une chimère politique. Latour reste un écologiste de la ville, jamais il ne laisse entrevoir une familiarité avec la terre.
Lundi 31, Nantes
J’arrive aux Utopiales, gentiment accueilli, guidé jusqu’au centre de conférence. Grande effervescence, foule, qui prouve le dynamisme de la SF. Je m’installe à la cantine, à une table au hasard, trois gars discutent, je me contente de leur sourire, puis de leur avouer que j’ai rarement mangé un truc aussi mauvais. Je finis par échanger quelques mots avec un barbu tremblant. Il se lève avec difficulté et me dit : « C’est pas bon de vieillir. » Puis, après un instant : « C’est les jambes. » Il me raconte qu’il a des stents partout. Je le traite de cyborg. Il rigole, puis me demande de lui prendre le pouls sur son poignet gauche, je sens comme des décharges électriques, on dirait que des trains passent dans ses veines. Il me raconte qu’une artère se déverse là par erreur. Nous nous séparons.
Un peu plus tard, je retrouve ma vieille amie Sara, et je lui parle de ma rencontre. C’était qui ce monsieur sympathique et tremblant ? Je le décris. Sara me dit qu’il s’agissait de Froideval. Je n’en reviens pas. L’homme qui a décidé de ma vie en lançant Jeux & Stratégies, en me faisant découvrir le jeu de rôle, qui m’a poussé à écrire et à ne plus jamais arrêter. Il faut que je le retrouve, que je lui dise combien il a compté pour moi. Pour le reste, j’ai participé à une table ronde confuse, puis voilà, personne ne m’a invité à dîner ou à faire la fête, mon côté asocial a une fonction répulsive, et j’ai marché dans la ville, parmi les jeunes déguisés à l’occasion d’Halloween. J’avoue que j’aime cette solitude propice à l’observation.