Pour les uns, je suis un salaud, je sape le business des organisateurs professionnels d’évènements bikepacking, pour les autres je serais un altruiste au grand cœur qui se vouerait à la communauté, pour d’autres je suis un radin qui refuse de payer pour rouler sur les chemins ou un anarchiste qui n’a d’autres buts que de faire le contraire de ses semblables. Il faudrait me bannir des groupes de discussion bikepacking pour que mes propos subversifs ne fassent pas d’émules.
Alors qui a raison ? Tout le monde et personne. Je suis un hédoniste. Tant qu’il y a du plaisir, je suis preneur, mais le plaisir n’est envisageable que si je reste responsable. J’aimerais sauter dans un avion pour pédaler au soleil en hiver, mais ce plaisir aurait un goût amer. Il me pousserait à travailler davantage, à écrire des textes que je ne voudrais pas écrire, voire à replonger professionnellement dans le code. Il me forcerait à produire des richesses pour me payer d’autres richesses, et donc au passage aggraver mon impact écologique.
Non. Dès le milieu des années 2000, mon plaisir a été de réduire la voilure. C’est un plaisir de la conscience. Il entraîne des conséquences à toutes les échelles de ma vie, et dans le vélo en particulier. J’essaie de faire simple, au moins quand je pense évènement bikepacking. Je fais même du bikepacking mon terrain expérimental de la simplicité. J’ai à cœur de démontrer que cette simplicité ne se joue pas au détriment de la qualité. Il est possible d’organiser des évènements sans reproduire les vieilles méthodes éculées qui passent par le rendement (exemple : tu fais payer plus pour faire davantage de pub qui permettra de faire payer plus, processus rendu possible grâce à des externalités négatives, tant sociales qu’écologiques).
Quoi que les uns ou les autres racontent, les chemins nous sont ouverts, et tant que nous y roulerons sans payer, nous pourrons organiser de beaux évènements quasi gratuitement. Ma peur est d’ailleurs qu’à force de faire payer ce dont on n’est en rien le légataire, les propriétaires commencent à exiger leur part du gâteau. Je ne veux pas de ça. Je rêve d’un monde où on partage les ressources dont le partage ne coûte rien, ou presque. Un chemin à travers une propriété, une prairie pour dormir, du temps pour explorer le territoire et y écrire des traces aventureuses.
Je suis aussi égoïste que beaucoup d’autres, peut-être même plus. Je partage la trace du 727 et bien d’autres traces parce que je me réjouis quand je vois briller les yeux des futurs participants ou quand je discute avec les finishers et que nous partageons des anecdotes. Parce que pour moi, organiser, c’est aussi participer. Je ne suis pas un animateur du Club Med. Ma récompense est de vivre l’aventure avec des amis et des inconnus qui deviendront peut-être des amis.
Le plaisir que je provoque me provoque du plaisir. Je veux le voir à l’œuvre chez les autres. Alors j’ai envie de mieux faire, pour recevoir davantage de plaisir. Ma rémunération est inépuisable, la joie qui passe de vous à moi. C’est une matière première, qualitative et non quantitative. Et si j’aime les statistiques, ce n’est pas celles qui disent la performance, mais celles qui font saliver par avance. Anticiper un plaisir décuple chez moi le plaisir. Plus j’y travaille, plus ma conscience s’affûte pour percevoir des saveurs qui sinon lui échapperait (il est bien connu que lire des textes difficiles ou écouter de la musique savante forme à la réception d’œuvres qui sinon seraient sans intérêt).
J’ai organisé le premier 727 officiel en avril 2021 (en 2022, nous nous sommes élancés sur un i727). Ce matin, j’ai eu envie de me faire plaisir moi-même en mesurant combien la trace avait changé en deux ans. Superposer les itinéraires 2021 (rouge) et 2023 (bleu) m’a donné une première idée des nombreuses améliorations apportées. Mais de combien de kilomètres diffèrent les deux tours de l’Hérault ? J’ai passé la matinée à programmer une moulinette qui a fini par me donner un résultat surprenant. La trace 2023 comporte 35 nouveaux secteurs, pour un total de 283 km, soir une trace renouvelée à près de 50 %.
Ces changements n’ont en rien affecté le profil VTT du 727 (et je source mes chiffres contrairement à d’autres qui les tirent de leur chapeau). J’ai réussi à réduire l’asphalte, à augmenter les singles et les chemins, et même à supprimer de nombreux secteurs qui nécessitaient du poussage. À force de suivre au plus près les frontières du département et de nettoyer les toiles d’araignée dans les recoins, j’ai ajouté 60 km à l’itinéraire, sans trop ajouter de dénivelé.
J’en ai presque terminé pour cette édition. Encore une excursion vers Bizes. Quelques petits coups de main de Gauthier vers la montagne Noire, de Christophe dans le Lodévois et de Nico à la Salvetat sur Agout m’on évité ou m’éviteront des heures de voiture et me laissent avec la possibilité d’être surpris.
Nous étions huit en 2021, nous serons plus de quarante-cinq en 2023, peut-être davantage, ce sera une autre aventure. Des groupes se formeront et se reformeront, les rencontres se multiplieront, entre les bikepackers, entre des regards et des paysages. Le bikepacking minimaliste n’a pas pour objectif la performance, mais la pollinisation. Dès le premier coup de pédale, nous entrerons dans une réalité parallèle et ce sera à nous de la magnifier.
Mais mon état d’esprit n’est que le mien. La trace est ouverte à toutes les envies, à toutes les façons de se faire plaisir. Certains rouleront vite pour tenter d’enchaîner un 727 et un i727 sur près de 1 100 km en une semaine, d’autres voudront en terminer en trois jours par ce qu’ils n’ont pas davantage de temps, tandis que d’autres lambineront en espérant que le soleil sera au rendez-vous. Et s’il neige comme en 2022 sur le i727, nous enfilerons nos imperméables et nous jetterons dans les cafés pour nous réchauffer.
Quand je dis que je suis bénévole sur le 727, et que même ça me coûte, on me dit que tout travail mérite salaire. Mais je reçois un salaire mirobolant. Il me permet d’acquérir une ressource que tout l’or du monde ne pourrait pas me payer : des moments extraordinaires. J’éprouve du plaisir avant (lors des reconnaissances, des discussions, des préparatifs…), pendant, ça va de soi, et après quand nous racontons, échangeons, préparons de nouvelles aventures. J’organise par amour du partage, du don et du contre-don. Je ne cherche pas à recruter et à satisfaire des clients, mais à me réchauffer auprès de mes compagnons de pédale.
Pour certains, mettre de l’argent dans la transaction, au-delà du minimum vital, ne nuit en rien à leur perception des évènements. Je n’ai pas leur chance. Quand j’invite des amis à manger chez moi, je ne m’attends à ce qu’ils payent leur repas. Monétiser crée selon moi une relation déséquilibrée, comme dans une partie de poker où un joueur a beaucoup plus à perdre qu’un autre. L’argent limite la pollinisation, les improbables, les dissonances. Il uniformise par sélection naturelle. J’ai envie de davantage d’aléatoires dans le bikepacking. Peu importe nos montures, notre expérience, notre âge, nous nous élançons pour un voyage, qui n’est pas seulement dans l’espace, mais avant tout dans les perceptions, les échanges, les sentiments et les émotions. On ouvre la porte au merveilleux qui trop souvent nous fait défaut. Je suis accro à cette énergie primordiale.
J’organise le 727 pour le bonheur non pour la fortune, la gloire, la reconnaissance, m’acheter un nouveau vélo, rentrer dans mes frais, remplir mon frigidaire, me payer d’autres épreuves onéreuses de bikepacking, recevoir les cadeaux de marques dont il faudrait que je chante les louanges, au prix de mettre en veilleuse mon esprit critique. J’organise parce qu’alors j’éprouve un sentiment profond d’adéquation avec l’époque, comme si j’étais à ma place et dans l’action juste, dans un rapport non belliqueux avec le territoire, sur un rythme non industriel, qui pour autant ne rejette pas la technologie, mais la place à notre service plutôt que nous faire ses serviteurs.
Le bonheur, oui, bien plus que le plaisir en fin de compte. Le bonheur d’être avec vous dans la région où je suis né et que j’aime de plus en plus en même temps que je l’arpente pour vous procurer un bonheur que j’espère le plus pur possible.
PS : J’ai bien sûr écrit ce billet avant tout pour me faire plaisir.