Des créateurs s’insurgent, crient au plagiat, paniquent comme jadis les luddites lors de l’introduction des métiers à tisser mécaniques. De quoi ont-ils peur ? Leur peur est-elle légitime ? Et surtout qu’est-ce que la révolution IA change dès à présent pour les œuvres d’art ?
Le luddisme ressurgit à chaque innovation technologique. Il met en cause des méthodes de production, parfois millénaires, pour leur substituer de nouveaux systèmes, plus rapides, plus efficients, plus rentables. À chacun de leur trouver des qualificatifs, pour le meilleur et pour le pire.
De quoi avaient peur les luddites au début du XIXe siècle ? Certes de perdre leur travail, donc leur gagne-pain, de perdre leur indépendance pour devenir ouvriers, et ce n’était pas rien, aussi d’abandonner des gestes ancestraux pour en apprendre de nouveaux. Les évolutions technologiques entraînent toujours de profondes remises en cause et le surgissement des IA ne nous les épargnera pas, dans des proportions que nous sommes encore incapables de percevoir.
Les luddites voyaient leurs gestes remplacés par des bras mécaniques. Ils ont dû se sentir moins que rien, insignifiants, réduits à l’état de vermine. Il y a de quoi être révolté quand une mécanique aveugle reproduit le travail d’une vie. On doit être blessé au plus profond de soi. Nié.
Les luddites étaient des artisans. Ils répétaient des gestes soigneusement transmis de génération en génération, des gestes qui évoluaient, mais au rythme des existences, non plusieurs fois par décennie. Tout métier qui implique la répétition est susceptible un jour ou l’autre d’être automatisé, qu’il s’agisse d’un métier manuel ou intellectuel. Par exemple, les ordinateurs ont supprimé le métier de computer, qui était pour l’essentiel exercé par des femmes. Plutôt que se révolter comme les luddites, elles sont devenues programmeuses (et le mot « computer » plutôt que les désigner a désigné les machines sur lesquelles elles travaillaient).
Deux attitudes apparaissent ainsi possibles, repousser le changement à la façon des luddites ou l’embrasser pour se saisir des nouveaux outils, à la façon des cumputers. Nous en sommes là avec l’art. Beaucoup d’œuvres commercialisées comme telles ne sont en réalité que des produits artisanaux, parfaitement exécutés, mais obéissant à des règles strictes de compositions, dans le but de plaire au public, qui n’aime jamais autant que ce qu’il connaît déjà.
Dans une conférence drolatique, Kurt Vonnegut résume de grands classiques de la littérature sur un graphique, et montre que la plupart des histoires suivent des trajectoires communes. Le génie introduit une nouvelle ligne comme Shakespeare avec Hamlet, les artisans empruntent des séquences éculées qu’ils peuplent de personnages composés de morceaux d’autres personnages.
Tout auteur qui ainsi joue au Légo, même inconsciemment, sera remplacé par les IA. Son précieux talent artisanal n’aura bientôt plus de valeur, car les machines l’imiteront, et mieux que lui elles produiront des histoires sur mesure pour les seuls yeux d’un lecteur particulier. Dans le marché de masse, il n’y aura peut-être plus de best-sellers, mais uniquement des livres uniques destinés à divertir des lecteurs uniques.
Il en sera terminé des discussions autour des livres puisque nous ne lirons plus les mêmes, sauf qu’en vérité il s’agira toujours du même livre, comme c’est déjà plus ou moins le cas avec les livres des auteurs-artisans, les mêmes qui par corporatisme s’inquiètent des IA et les accusent de plagiat, alors qu’eux-mêmes, sans conscience le plus souvent, plagient des structures validées par la tradition, se contentant de changer de décors à chaque épisode.
Le monde des séries nous a habitués à cette production industrielle des contenus parfaitement calibrés. Nous nous apprêtons à étendre le procédé à tous les arts, dans des proportions vertigineuses. Comme les luddites, les artisans-artistes devront changer de travail, qu’ils le veuillent ou non. La technologie a pour fonction d’étendre le domaine de l’artisanat, et de repousser ce qui est de l’ordre du non-mécanisable, de pousser les artistes à découvrir de nouveaux champs à explorer.
Mais alors qu’est-ce que l’œuvre d’art au temps des IA ? C’est une possibilité qui leur échappe encore, non pas nécessairement en apparence, mais constitutivement. Par exemple, si j’écris « Il fait beau ce matin » et que ChatGPT écrive la même chose, nous ne l’avons pas fait avec la même intension, encore moins avec la même émotion. La phrase a beau être éculée, banale, elle peut encore avoir de la force pour moi.
On en revient au Contre Sainte-Beuve, Sainte-Beuve persuadé qu’une œuvre ne se comprenait et ne s’appréciait qu’en connaissant la vie de l’auteur, Proust, perclus d’idéalisme, persuadé qu’il existait une littérature en soi. Résumé grossier : pour Proust, que j’écrive une phrase ou que ChatGPT l’écrive, c’est la même chose. On mesure l’ironie de la proposition, ironie d’autant plus grande que Proust est un des auteurs dont la vie est la plus étudiée, justement afin de mieux comprendre et de mieux apprécier son œuvre. Quel amoureux de la littérature n’a pas fait le voyage de Combray-Illiers pour se promener du côté de Méséglise ?
Qu’un humain ou une IA produise une œuvre change sa nature, du moins tant que les IA ne sont pas conscientes, douées de corps. Mais même alors il subsistera une dichotomie comme entre deux humains qui dans la même phrase, ou la même couleur, ou la même note, ne mettent jamais la même émotion. Quand j’écris « Il fait beau ce matin », j’évoque la limpidité au-dessus de l’étang éclaboussé de bleu. Un habitant du Grand Nord ressentira une tiédeur encore brumeuse et pour moi irrémédiablement glaciale. Proust n’a donc pas tout à fait tort. L’émotion biographique placée dans l’œuvre ne saurait suffire à circonscrire le domaine des œuvres encore propres aux humains.
Quel est-il donc ? Qu’est-ce qui est important pour moi parce que je suis le seul à pouvoir le faire, et le seul à pouvoir le transmettre pour en faire profiter mes semblables ? Qu’est-ce que je dois faire pour me sentir vivre ? Il ne s’agit plus d’écrire des histoires qui suivent les multiples structures déjà maintes fois rabâchées, parce que les IA seront plus douées que nous pour les reconnaître et les reproduire, mais de faire un pas vers davantage de liberté, davantage de vie, davantage de lignes nouvelles. Il nous reste les œuvres qui bousculent, qui arrachent au confort, qui surprennent, qui dérangent, font grincer des dents ou provoquent des bonheurs inattendus. Les IA nous poussent d’ore et déjà vers davantage de radicalité.
À chacun de trouver la sienne, sans pour autant imiter les radicalités du passé, qui elles-mêmes pourront être décryptées et imitées par les IA. J’ai demandé à ChatGPT « Écris un dialogue entre un homme et une femme, dans le style de Marguerite Duras dans Moderato cantabile, au sujet de l’amour et de la mort. » Résultat :
Femme : Aimes-tu la vie ?
Homme : Je ne sais pas, j’ai l’impression que la vie n’a pas de sens sans amour.
Femme : L’amour ? Qu’est-ce que l’amour ? Cela ne mène-t-il pas toujours à la mort ?
Homme : Mais l’amour donne un sens à la vie. Même s’il est éphémère, il nous fait sentir vivants.
Femme : La mort aussi nous fait sentir vivants. La mort est l’ultime expérience que nous partageons tous. Elle nous unit.
Homme : Mais l’amour peut transcender la mort. L’amour peut être éternel.
Femme : L’amour éternel ? N’est-ce pas une illusion ? Tout finit par mourir. Tout est voué à la disparition.
Homme : Mais tant que nous sommes vivants, nous pouvons ressentir l’amour. C’est peut-être la seule chose qui soit vraiment réelle.
Femme : L’amour est réel, mais éphémère. La mort est réelle, mais éternelle.
Homme : Mais si l’on trouve l’amour, si l’on trouve la vie, cela en vaut la peine. Tout en vaut la peine.
Texte banal et en même temps dont on retrouve des variantes dans tant de romans, et qu’on retrouvera encore cette semaine dans bien des nouvelles publications. La difficulté de se détacher de ce que banalisent les IA est gigantesque. Elles risquent de pousser les créateurs hors du domaine marchand s’ils veulent encore œuvrer tout en donnant sens à leur vie, mais plus ils se radicaliseront, plus ils auront du mal à remplir leur frigidaire. Un défi qui n’a rien de nouveau, mais dont l’intensité s’apprête à redoubler quand les IA seront bonnes à distraire. Plus personne ne pourra se cacher derrière le paravent de l’artiste-artisan.
Je regarde cette évolution avec une certaine distance puisque je n’ai jamais réussi à me transformer en artisan malgré de multiples tentatives. Toujours quelque chose déraille chez moi. Je me tiens en dehors du bassin, mais je n’en vois pas moins les vagues s’intensifier à sa surface. Mais avoir peur, non, au contraire, je suis radicalement excité par ce qui nous arrive. Que tout change ne peut que générer des œuvres inattendues. Je ressens une pression gigantesque. Parfois je me dis que j’arrive trop tard pour la nouvelle révolution.