Lundi 1er, Balaruc
Des hauts, des bas, incertitude généralisée. Et puis, ce matin à vélo, un chemin inattendu, des points de vue remarquables, qui auraient pu me combler, mais non, j’attends toujours quelque chose des autres, ce qui est une faiblesse, mais si ce n’était pas le cas je serais un psychopathe.
Mardi 2, Balaruc
Sidéré par la quantité de livres publiés tous les mois, dans toutes les catégories, en particulier les romans. Écrire est devenu une maladie à laquelle nous ne pouvons plus résister. Elle ne rapporte pas un rond à la plupart des écrivains, mais nous continuons jusqu’à la banqueroute. Je suis malade depuis ma jeunesse, absorbé par une activité qui consume mon temps et mon énergie. J’aurais pu aussi bien me spécialiser dans les puzzles. Il n’y a pas davantage de mérite à écrire. C’est une activité pour faire passer le temps, pour l’oublier, en oublier sa vie, en vivant dans le mythe d’une gloire incertaine, ou simplement dans le délire de faire plaisir à quelques lecteurs.
Dans ce carnet, j’aimerais parler d’autre chose que d’écriture, mais elle est le nœud gordien de ma vie. Je l’ai serré avec tant de force que je suis désormais incapable de le défaire. Condamné d’aller de l’avant, à la recherche d’un pôle nord hypothétique, je marcherai jusqu’à l’anéantissement. Quand je me retourne, je me dis que j’aurais pu consacrer un peu de mon temps à m’enrichir, je vivrais dans l’opulence insouciante.
À 65 ans passés, Rousseau est repris de la folie d’herboriser. Quelle folie me reprendra sur le tard ? Peut-être celle du jeu de rôle. C’est étrange la vie et ses vagues. Jeunesse : train électrique, électronique, science-fiction. Étudiant : informatique et jeu de rôle. Puis l’art et la littérature m’avalent. À l’approche de cinquantaine retour au sport, puis au vélo. Désormais envie de coder parce que les IA génératives changent tout. Mais les mots me restent si familiers que c’est avec eux que je me sens encore capable de construire. Malgré tout.
J’ai écrit 75 000 signes de mon space opera, un préambule, que je sais atmosphériquement bon, mais l’intrigue trop cousue de fils blancs. La situation initiale ne convient pas. Me faut tout recommencer. Qu’importe, rien ne presse.
Geoffrey Hinton : “These things (AI) are totally different from us,” he says. “Sometimes I think it’s as if aliens had landed and people haven’t realized because they speak very good English.”
Mercredi 3, Balaruc
Émile, 16 ans. Ça file. Il est en train de devenir un colosse drôle et tendre. Tim, lui, repasse un concours. Pas décidé à poursuivre en prépa. Ne supporte pas le bourrage de crâne. Il lui survit, mais n’éprouve aucune satisfaction.
Braiding Sweetgrass. Lumineux essai qui relie la sagesse ancestrale à la rigueur scientifique. Les pacaniers produisent des noix irrégulièrement. Une année oui, puis plusieurs pratiquement sans, puis à nouveau en quantité extraordinaire. On dirait qu’ils se mettent d’accord dans le bois, dans la forêt, dans la région. Ils sont synchrones, et donc le « mass fruiting » ne naît pas d’un besoin individuel, mais de tout l’écosystème. Aux États-Unis, les Indiens disaient que les arbres tenaient conseil.
Cet essai me remémore mes liens avec la terre. Avec les cerisiers, fin mai début juin, avec les abricotiers en juillet. Un rituel s’était mis en place entre moi et mes amis, une attente presque cérémonielle des premiers fruits mûrs. Les bouffées chaudes et tendres du souvenir m’envahissent. Dehors, l’étang et le ciel se teintent du bleu éblouissant de l’été. Je suis un d’arbre fruitier. Je donne avec les beaux jours, parfois abondamment, parfois moins, et peut-être que cette production est connectée à d’autres, n’est pas seulement pour moi, mais pour le besoin de la communauté. Trop souvent j’attends des récompenses immédiates. Il faut du temps pour que les graines germent, prennent racine et donnent des arbres, puis de nouveaux fruits. Nous vivons une époque si impatiente que nous en oublions le cycle de saison. Nous sommes des bouquets d’émotions. Nous ne fleurissons qu’épisodiquement.
Rousseau : « Quelquefois mes rêveries finissent par la méditation, mais plus souvent mes méditations finissent par la rêverie, et durant ces égarements mon âme erre et plane dans l’univers sur les ailes de l’imagination dans des extases qui passent toute autre jouissance. »
Je continue de rêver comme si ma vie était devant moi, comme si seulement du merveilleux pouvait survenir. Et quand l’angoisse me saisit, quand le rêve se tait, je le crois définitivement perdu, mais il revient plus tendre, plus lumineux, plus exaltant, alors j’attaque la journée avec un optimisme indéfectible, incapable d’imaginer qu’une seule pensée de travers risque de m’abattre.
Pour Rousseau, les rêveries tenaient « lieu de fortune et de gloire ». Un onanisme mental qui l’avait « rendu dans l’oisiveté le plus heureux des mortels. » Ne jamais perdre de vue ce don, cette chance, la cultiver, mais pour en faire jaillir quelque chose à offrir aux autres, même s’ils n’en veulent pas, sinon j’éprouve un sentiment d’échec et d’inutilité.
Vendredi 5, Balaruc
Rousseau : « Alors tous les objets particuliers lui échappent ; il ne voit et ne sent rien que dans le tout. » Description parfaite de l’état de bonheur. Certains après l’avoir connu voient dans le tout une divinité avec laquelle ils ont communié, d’autres comme moi se contentent de sentir une vibration prodigieusement exaltante. Mais les préoccupations, les obsessions, les ambitions, les idées fixes ramènent dans le dur quotidien. La lecture ouvre les portes d’un entre deux dangereux, avec la perpétuelle possibilité de basculer d’un état à l’autre. Ni dans le tout, ni dans le quotidien, on peut s’y oublier dans une dimension hors sol et hors temps.
J’ai du mal à connaître cet état médian et doux, sans risques, non soumis aux soucis tout comme aux extases. J’arrête de lire, je regarde au loin l’étang, Sète où, il y a quelques instants, le soleil illuminait une fenêtre d’un éclat orange et puissant. Je suis avec chacun des détails, sans qu’aucun ne prédomine, parce que la fenêtre a rejoint la multitude des fenêtres, et que les éléments du paysage se relient les uns aux autres, et échangent des impulsions, et s’imposent par leur coexistence générale. Je les apprécie sans les juger, sans les penser, sans me penser moi-même. Je suis pure conscience, jusqu’à ce que je reprenne la mesure de moi-même et me retrouve dans mon ordinaire.
Samedi 6, Balaruc
Mort de Philippe Sollers. Déjà plus personne ne le connaît, et demain encore moins, mais il a été célèbre quand je commençais à écrire, et il avait l’âge de mon père. J’aimais son snobisme distingué. Un fantasme pour moi.
Mercredi 10, Balaruc
Un arc-en-ciel intégral sur l’étang ce matin, d’une intensité incroyable, et qui reste longtemps dressé devant nous, comme un heureux présage. Isa : « Comment les anciens pouvaient-ils faire autrement que de croire en Dieu en voyant un tel spectacle. » Désormais, nous croyons en la magie de la physique, qui n’est pas moins extraordinaire.
Jeudi 11, Paris
Je bois un thé avec Pierre, puis il me fait visiter ses nouveaux bureaux et je raconte comment les AI s’apprêtent à révolutionner l’édition. De retour chez moi, je continue ma discussion avec ChatGPT et lui demande de me proposer des idées de livres que Thierry Crouzet pourrait écrire pour plaire à Pierre Fourniaud de la Manufacture de Livres. Après une série d’échanges assez stériles, ChatGPT me propose une idée incroyable. La question est-ce le scénario d’un livre ou d’un film existant ? Parce que quand j’ai une idée, je suis à peu près sûr qu’elle vient de moi, même si d’autres peuvent avoir eu la même. Il s’agit alors d’une coïncidence ou d’une synchronicité. Mais comment savoir avec ChatGPT ? Je lui pose la question. Il liste des histoires avec quelques points communs, mais aucune de semblables.
Vendredi 12, Angers
Un air d’une fraîcheur et d’une texture dépaysante m’accueille à la sortie de la gare, intense et chargé de chlorophylle, sans doute déjà océanique, et puis je l’oublie parce que les rues ressemblent à d’autres rues familières, avec les mêmes boutiques, les mêmes portes et fenêtres, alors je marche, à la recherche d’un point qui serait spécifiquement angevin, peut-être une forme de candeur, et il sera probablement ancien, parce qu’il aura été conservé pour son originalité ou sa monumentalité. Je pense au château des ducs d’Angers, parce que je suis déjà venu plusieurs fois à Angers pour y retrouver Jean-Hugues.
Dans le train, je me suis réveillé d’un petit somme. Une odeur forte m’a titillé plusieurs fois les narines, si bien que je me suis reniflé sous les aisselles. L’odeur était si piquante que j’ai un moment cru qu’elle venait de moi-même comme si je m’étais transformé en vieux parmesan. Puis à l’approche de la gare, je me suis levé et j’ai découvert que mon voisin avait posé ses chaussures. Et là, assis au soleil sur la margelle d’une jardinière, je suis obligé de me lever parce qu’une femme s’est assise à côté de moi pour fumer.
Dans la jardinière, il y a des fleurs jaunes et d’autres violettes. J’ai lu dans le train qu’en Amérique du Nord des prairies entières se couvraient de cette harmonie magnifique, et que ce n’était pas dû au hasard. Comme nous les abeilles sont sensibles aux contrastes complémentaires. Elles aussi les apprécient, et donc pollinisent en priorité les champs qui les expriment, et de fait les fleurs jaunes et les fleurs violettes tendent à cohabiter. Il doit en aller de même avec les coquelicots et les autres fleurs rouges, ou même jaunes ou orange, qui éclatent sur le vert. La beauté est culturelle et physique.
Je reprends ma déambulation, me laisse aspirer par la vieille rue du Canal et descends jusqu’à La Maine, où je retrouve des arbres, puis des lierres luxuriants sur les anciennes murailles. Je m’y sens davantage à ma place. Nos villes manquent de végétation. Cette absence les ancre dans les siècles passés, ou dans ma jeunesse, quand seuls les autres humains m’intéressaient. Je passais des journées merveilleuses à les regarder, assis en terrasse d’une place minérale, mais ce jeu ne me passionne plus beaucoup. Je n’attends plus grand-chose des autres. Je ne crois plus à la rencontre surprise qui bouleverserait ma vie. C’est peut-être quand on n’attend rien que les véritables surprises adviennent.
Je discute beaucoup d’IA. En compagnie de Caza, je jailbreake Dall-e pour réussir à lui faire produire une image qui pourrait être de Caza. Ce n’est pas tout à fait ça, mais le résultat est plus qu’intéressant.
J’adore les sociaunotes qui me disent qu’ils ne sont pas d’accord avec moi sans argumenter (et qui souvent, bien sûr, ne lisent que les titres de mes textes).
Samedi 13, Angers
Près de minuit, nous sortons du salon Curnonsky où se déroule ImaJ’inère. De la lumière brille dans la collégiale voisine. Nous entrons, et je reste un instant pétrifié par le volume monumental de la nef centrale. Certitude immédiate d’être en présence d’une œuvre majeure. J’ai du mal à respirer. Il me faut quelques pas silencieux pour reprendre pied. Des lieux rares me confrontent ainsi à l’absolu génie humain. L’architecture a toujours été pour moi l’art le plus puissant.
À ma prochaine visite à Angers, si je reviens dans la collégiale, je n’éprouverai peut-être rien de semblable, ou mon émotion sera moins puissante, comme lors de mon second passage dans la pyramide de Khéops. Peut-être même que mon bouleversement de ce soir n’a été provoqué que suite à une succession d’émotions plus fines et plus douces éprouvées depuis la veille et mon arrivée en ville, quand Jean-Hugues m’a récupéré, puis que nous avons retrouvé les amis épisodiques, lâchés il y a des années, puis retrouvés comme si nous étions quittés la veille.
Dimanche 14, Angers
Intense conversation avec Jérémy Bouquin, sur l’écriture, la littérature, les traumas de l’enfance et les sévices inimaginables que peuvent subir certains enfants. Nous nous demandons si demain les IA en retrouvant cette note dans mon carnet pourront en retrouver les répercutions dans nos œuvres futures, comme des ondes propagées à longue distance dans nos phrases, sans que nous-mêmes soyons capables d’en prendre conscience. Mais au moins, déjà, je sais que notre conversation préliminaire d’hier soir aura des conséquences vibrantes pour Le roman de mon père auquel je vais me remettre, car Pierre a décidé de s’y attaquer sérieusement au début de l’été.
Jeudi 18, Balaruc
Départ pour quatre jours de Bikepacking.
Vendredi 19, Tarn
Samedi 20, Aude
Lundi 22, Balaruc
Dans l’impasse où habite ma mère, un gars râblé, crâne rasé, jette un mégot par terre, presque à mes pieds. Je lui dis « Non, c’est dégueulasse, vous pouvez le ramasser. » Il fait celui qui n’entend pas, qui ne parle pas. Je lui répète que c’est dégueulasse et je continue mon chemin. Alors il m’insulte, me demande qui je suis, et le voilà qui fait tout pour me provoquer en duel. Je regagne ma voiture sans faire le fier. La question : est-ce que ça vaut le coup de risquer de se faire casser la gueule pour ses idées ? Sans doute que oui. J’ai mis deux heures à retrouver mon calme. L’irruption de la violence me terrifie depuis l’enfance.
Mardi 23, Balaruc
Depuis hier, je ponce, rebouche, repeins un des appartements que nous louons et repense à ma mésaventure avec le jeteur de mégots. Je tiens le nouveau début du Roman de mon père, un début fidèle au projet : partir du réel autobiographique pour peu à peu basculer dans la fiction échevelée.
Samedi 27, Balaruc
Lundi 29, Balaruc
Mardi 29, Balaruc
Je n’ai plus regardé un match de tennis à la télé depuis des lustres, depuis encore plus longtemps je ne suis pas retourné à Roland-Garros, mais je viens de regarder durant trois heures Tous les autres s’appellent Noah, le récit du sacre de Noah au Roland-Garros 1983. Très vite, je me suis mis à sourire et un bien-être intense s’est emparé de moi. Je n’étais pas en train de regarder un film sur le tennis, encore moins sur Noah, mais un film sur la vie, sur la création, sur la beauté, un film positif, bourré d’énergie, un film initiatique que j’espère que mes fils regarderont.
Mais comment Benjamin Rassat a-t-il réussi ce tour de force ? Il a découvert une recette magique : ne s’intéresser qu’à la technique, qu’au jeu, ne pas s’en écarter avec des propos généraux ou inutilement émotifs. Il en reste aux gestes répétés des milliers de fois par les tennismen, mais aussi par nous tous quand nous nous perfectionnons dans un art ou une technique. Benjamin aurait pu filmer avec la même intention un écrivain, un mécanicien, un programmeur, un cuisinier, un professeur, un médecin, je crois qu’il m’aurait provoqué la même émotion. Derrière la technique, son apprentissage, son dépassement, il y a l’acte créateur, cette capacité que nous avons de nous arracher vers l’inattendu pour nous surprendre nous-mêmes.
Je sais combien la réalisation de ce film a été difficile, combien des producteurs ont donné des leçons à Benjamin, justement pour l’écarter de son projet, pour qu’il ajoute des phrases à côté, qui aurait pu faire le buzz, et mettre par terre un édifice à l’équilibre fragile. Benjamin a souffert comme tous les créateurs, parce qu’aller vers l’inattendu, ça fait mal, très mal, parce que partout se glisse des grains de sable, mais peu à peu le château s’élève malgré les vents contraires. Un tournoi de tennis est une métaphore de cette bataille contre l’entropie destructrice, avec une explosion de joie immense pour le vainqueur et la déception tout aussi immense des perdants.
Benjamins a eu le génie de leur demander de commenter leurs défaites, de les replacer dans les détails des pourquoi et comment. Ils ne donnent pas une leçon de tennis, mais une leçon d’humanité. Après toutes ces années, ils restent unis, des frères, comme Noah le souligne à la fin du film. C’est l’histoire d’une fraternité qui s’étend au-delà du tennis à chacun de nous. Quand nous la ressentons, rien ne peut nous arrêter. Nous vivons des moments merveilleux et le film de Benjamin m’a plongé dans cet état d’éblouissement, et m’a rappelé, au cas où je serais tenté de l’oublier, que cette force existe entre nous, et qu’elle a un super pouvoir, et qu’oublier de nous y ressourcer est une faute.
Mercredi 30, Balaruc
J’émerge d’un tunnel, avec peu de temps pour le journal. « Réécritude » échevelée du roman, pour le rapprocher de son intention initiale. Plus je scrute le texte, plus je l’épure, plus je découvre des phrases redondantes ou inutilement compliquées. Je gratte le texte comme j’ai gratté les murs de l’appartement repeint. Je le déleste de sa matière superficielle pour mettre son cœur à nu. Je tiens une nouvelle version, meilleure que les précédentes. Pour autant, ce texte n’a aucune chance de rencontrer le moindre succès tant il est littéraire par son sujet et sa structure. Un roman sur le roman est aujourd’hui un objet daté. On n’a plus à réfléchir au roman, puisqu’on a dépassé le temps de sa remise en cause. Désormais, on est romancier comme on respire. Le roman est devenu une forme prête à porter. Le sur mesure ne mène nulle part, tant il fatigue les lecteurs qui aspirent au familier.
Olivier Auber me fait découvrir le travail remarquable de Karl Sims.