J’aime rouler au début juillet, quand les journées sont longues et lumineuses, le soleil haut et généreux, les touristes encore indécis et les vacances scolaires toutes neuves ou même pas démarrées, les commerçants encore souriants et accueillants, les chemins encore fleuris et les feuillages luxuriants. J’aime rouler dans les paysages du Tour de France, mais hors de l’asphalte autant que possible, de l’aurore au crépuscule, pour goûter les nuances de l’été, ralentir le temps jusqu’à ressentir chaque seconde avec une intensité extrême. Après une GTMC en 2021, un Paris Sète en 2022, j’ai profité d’une invitation de Pascal Chabanse sur le TMV, le désormais fameux Tour du Massif vosgien, choisissant de participer au mille kilomètres VTT (ne pas confondre avec la Traversée du Massif vosgien).
J’ai bien sûr rendu l’invitation à Pascal et ses compères sur les 727, et très vite sur le g727 de septembre, et me suis dit que, en tant qu’organisateur d’événements bikepacking, il était important pour moi d’aller voir ailleurs comment les choses se passaient. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres, que ce soit pour l’organisation proprement dite que pour perfectionner notre art de la trace. Mais le plus important pour moi était de rouler dans des paysages quasi inconnus. Je n’avais passé qu’un court séjour dans les Vosges en 2005, un autre lors d’un voyage scolaire quand j’étais au CM1, il y a un demi-siècle. J’avais surtout envie de fêter en beauté mon dernier bikepacking de quinquagénaire. Je n’ai pas été déçu.
Des singles de rêve
Si vous voulez une seule raison de rouler le TMV, c’est les singles. On ne les roule pas, on les surfe, on les dévale, on les enroule, non plus à bord d’un VTT mais d’un tapis volant. On file dans leurs méandres et toboggans au cœur des forêts sur des kilomètres. Pur plaisir de pilotage. Atteindre leur point de départ est rarement de tout repos, mais ils nous récompensent avec générosité et enthousiasme. Ils sont l’œuvre de génération de randonneurs du Club vosgien. Travail monumental. Chef-d’œuvres à classer au patrimoine mondial de l’humanité. Un bien commun à préserver absolument et à user de nos roues avec bienveillance. Mention spéciale aux descentes vers Saverne et Wissembourg, ainsi qu’au single après Wissembourg quand nous passons en Allemagne.
Une convivialité au top
Merveilleux accueil dès la veille du départ à Ensisheim, au nord de Mulhouse. Des participants néophytes, des aguerris. Les uns surchargés, les autres ultralégers. Des bénévoles enthousiastes. Une ambiance de kermesse avec de grandes tablées déroulées devant la médiathèque et un stand de flammekueche. Le lendemain matin, même effervescence après l’orage pour le Grand Départ. Plus tard, c’est soit Maximilien (le cycliste au cigare), soit Remy (le bikepacker empêché) et Aubin, son énergique garçon de huit ans, qui nous attendent aux points de contrôles, avec chips et pastèques à volonté. Nous nous retrouvons même à une douzaine lors d’un dîner à La Petite Pierre. Puis enfin, c’est Pierre (l’alpiniste) qui nous accueille chez lui à lors de notre retour à Ensisheim.
De son côté Pascal suit nos progressions via les trackers Solustop et nous attend aux détours des chemins, avec Aubin (le grand) qui nous photographie. Nous en profitons pour échanger des anecdotes, parler des lieux historiques et géographiques, Pascal le nordiste, indéniablement amoureux de sa région d’adoption. Je suis impressionné par leur dévouement à tous. Durant une semaine, ils nous ont chaperonnés, encouragés, soutenus. Même quand je roulais seul, je ne me sentais pas seul.
Je fais les choses différemment, puisque je roule les épreuves que j’organise, et donc effectue le même travail sur le vélo avec mes compagnons de route. Mais ma méthode ne me permet pas de discuter avec ceux qui vont plus vite ou plus lentement que moi. Surtout je suis bien incapable de tenir un journal de l’épreuve en temps réel (difficile sur le vélo, voilà pourquoi j’ai développé Geogram, qui remplace gratuitement Solusport tout en offrant un journal de bord).
Des traces modulaires
Le TMV, c’est six traces qui se recoupent et s’entrecroisent. Certains bikepackers inscrits sur les parcours VTT de 300, 600 ou 1000 km, les autres sur les parcours gravel de 350, 700 ou 1200 km. Cet entrelacement des pratiques et des itinéraires permet de retrouver ceux qui progressent plus vite ou plus lentement, de partager avec eux. Ce panachage contribue à la convivialité (j’y réfléchirai pour mes futurs 727).
Je me suis inscrit sur le TMV 1000 parce que Pascal avait annoncé un dénivelé positif de 17 000 m, soit une moyenne de 2 300 m/jour (un TMV devant être bouclé en 7 jours et demi). Mais quand j’ai constaté que le dénivelé serait plutôt de 20 000 m, j’ai compris qu’il me manquerait une journée pour en rester au bikepacking plaisir.
Cette notion de bikepacking plaisir est relative à chacun. Certains veulent être les plus rapides, d’autres cherchent leurs limites, d’autres comme moi sont plutôt des bikepackers hédonistes. Nous acceptons de nous faire mal, mais pas de nous mettre à mal. Notre jouissance n’est pas que dans le physique. Nos exploits sont qualitatifs bien plus que quantitatifs. Je suis sur ce mode grosso modo quand une trace n’implique pas plus de 2 000 mètres de dénivelé pour cent kilomètres, et cela non pas seulement en moyenne, mais de façon flottante tout au long du parcours. Dès que j’effectue des journées avec plus de 2 500 de dénivelé, je le paye les jours suivants au prix de moins d’attention aux paysages, aux gens, aux richesses culturelles. Je photographie moins, je prends moins de notes mentales. Je sors davantage de moi-même. Je n’ai rien contre ce pseudo-état méditatif qu’entraîne l’effort, mais ne l’apprécie guère quand mon corps de presque sexagénaire grince.
Je n’ai donc jamais envie de me laisser guider aveuglément par une trace. Je l’ai souvent écrit : une trace est une partition à interpréter, non à suivre comme un bon élève de conservatoire. Je dois non seulement choisir mon tempo et mon instrument, mais aussi accorder la partition à mes goûts et mes intentions pour mieux la faire résonner. Pascal a écrit le scénario d’un de jeu de rôle, mais je reste le maître du jeu. Je ne jouis d’une trace qu’à cette condition d’avoir les cartes en main.
Avant même le départ, j’ai choisi de suivre la TMV 1000 jusqu’au quatrième point de contrôle, avant de terminer par le tracé du TMV 600, soit environ 850 km pour 16 000 mètres de dénivelé. En cours d’épreuve, un bikepacker m’a accusé de tricher (parce que j’esquivais certains passages). La trace était pour lui une règle rigide. J’ai eu beau lui expliquer que j’avais passé ma vie à ne pas respecter les règles, que j’étais même payé pour ça, que c’était ce qu’on attendait d’un artiste, il n’a pas semblé comprendre. Le bikepacking est pour moi une occasion de plus de ne pas respecter les règles (ne pas me laver durant plusieurs jours, dormir dans des jardins publics, manger des tonnes de viennoiseries… et tordre la trace, non pas pour la trahir, mais pour la mettre au diapason de mes attentes).
Des paysages à couper le souffle
Mon premier choc esthétique survient vers midi le samedi du grand départ quand nous débouchons au-dessus des vignobles de Guebwiller, qui s’étagent au-dessus de la plaine d’Alsace, avec au loin la ligne grisée de la Forêt Noire. Un pays dessiné à la pince à épiler. Tout l’art du génie géographique humain. Notre capacité à remodeler l’espace.
Les terrasses de Notre-Dame du Schauenberg offrent un parfait point de vue sur ce panorama. Nous traversons le lieu de culte en poussant nos vélos. Plus tard nous filons à travers des villages tout aussi somptueux les uns que les autres : Turckheim, Kientzheim, Riquewihr, Ribeauvillé. Je suis frustré de ne pas m’y arrêter pour saisir leur musique. J’en veux un peu à mes copains de s’en tenir aux délais, ce qui provoque en moi une frustration grandissante.
Saverne : ville surprenante, avec sa place centrale entourée de cafés, devant le musée situé dans le château des Rohan, un bâtiment néo-classique de pierres grenat.
La plaine d’Alsace, à peine effleurée, mais qui nous donne une perspective sur la ligne bleutée des Vosges, et je ne peux m’empêche de penser à la ligne tout aussi bleutée des Smoky Mountains, un bleuté provoqué par l’isoprène dégazé par les conifères et me demande si le même phénomène n’est pas en jeu dans les Vosges, des montagnes tout aussi anciennes que les Smokies, à la topographie semblable, où j’ai aussi bikepacké avec plaisir (je ne suis pas le premier à faire cette comparaison).
Nous longeons des étangs bucoliques, traversons des villages endormis, cloués sous la chaleur, puis arrivons à Wissembourg, une ville miracle, un écrin de douceur à la frontière allemande. Plus loin, les villages tout aussi charmants, avec des maisons à colombages de couleurs éclatantes.
Impossible de ne pas être terrassé par la terrifiante forteresse de Bitche. Sa perspective m’a sonné. Je n’ai pas eu le courage d’y monter pour en faire le tour. Elle avait quelque chose de trop menaçant, de trop noire. Elle me donnait à voir le pire de l’humanité, et ce n’était pas terminé. J’étais alors en terre lorraine, le pays de ma femme, qu’elle connaît très mal, et auquel elle ne m’a jamais initié, parce qu’elle-même n’y a pas été initiée par son père, un Lorrain pourtant de très ancienne souche.
Il faisait plus de 40° quand j’ai traversé l’industrielle Saint-Louis-les-Bitches. J’étais entré dans un tableau si précisionniste que je n’ai pas osé m’y arrêter, sinon j’aurais dû y rester des jours pour l’écrire. Des lieux me font souvent cet effet. Sous certaines lumières, dans certaines circonstances, leur puissance m’effraie. Je dois les apprivoiser ou les fuir pour ne pas qu’ils me hantent. Mais les usines de cristallerie restent imprégnées sur ma rétine, comme un superposé des tableaux d’Edward Hopper ou de Charles Sheeler.
Devant les monumentales écluses de l’ancien canal de la Marne au Rhin, je suis une fois de plus assommé par notre folie ouvrieuse, qui me fait me voir comme une simple fourmi. Quelle énergie déployée ! Et puis, je connais bien le canal, pour avoir beaucoup marché le long de ses berges dans Nancy, tous les Noëls depuis 25 ans.
Après, c’est l’entrée dans les Vosges plus profondes, plus bleutées, plus ouvertes à l’approche du Donon. Passage du lac Blanc, du lac Noir, du lac Verts. Bien sûr la route des Crêtes, en direction des points culminants du TMV, Le Hohneck (1 363 m) et le Grand Ballon (1 424 m). Comme j’ai esquivé le final du TMV 1000, j’ai raté le plateau des mille étangs, que mes copains ont adoré.
Des hauts lieux de mémoire et de culture
Mais le TMV est aussi un bikepacking culturel et historique, et pas toujours pour nous montrer le meilleur de l’humanité. Nous commençons par gravir le Hartmannswillerkopf (957 m), rouler dans des tranchées de la guerre de 14-18, puis découvrir un vaste cimetière. Plus tard, nous tombons sur les blockhaus menaçants de la ligne Maginot, certains perdus dans les forêts. Nous grimpons jusqu’au glaçant camp d’extermination du Struthof. J’y suis arrivé vers 20h, j’étais seul, pas rassuré, comme si la présence des nazis était encore perceptible. Je ne pouvais que penser à la guerre en Ukraine, où des horreurs impensables étaient en train de se répéter, une fois de plus.
Mes nuits
J’ai dormi la première nuit près d’un abri déjà occupé. Je me suis allongé au milieu d’un chemin. Je venais de m’endormir quand d’énormes phares se sont posés sur moi. Il s’agissait de chasseurs. Que faisaient-ils à bord de leur 4x4 à près de minuit ? J’ai dû m’installer dans le bas-côté pour les laisser passer. Au loin, des bikepackers filaient dans la nuit. J’entendais leur roue libre, tout comme le matin quand je me suis réveillé peu après cinq heures.
Le dimanche, j’ai dormi avec Julien sur l’esplanade du musée de Saverne sous un chapiteau de toile, car il risquait de pleuvoir (et seulement quelques gouttes sont tombées). Des policiers faisaient leur ronde. « On peut dormir là ? » Rigolade de leur part. « Bien sûr, vous n’êtes pas du genre à mettre le feu. » C’était cool.
Le lundi, nous arrivons à Wissembourg à la tombée de la nuit. Nous nous installons sur un coin de pelouse à côté des écluses, au centre de la ville. Il fait plus frais durant la nuit et j’enfile ma doudoune.
Le mardi, je dors à l’hôtel de Petite Pierre (dans le duplex de Maximilien, encore merci). L’orage cogne, il pleut. Ailleurs, il grêle. Je n’aurais pas aimé être dehors. Dans tous les cas, j’avais besoin d’une douche et de laver mes fringues.
Le mercredi, après le Struthof, je dors seul à 1 000 m dans un refuge près de la tour du Champ du feu. Quand je me lève pour pisser au milieu de la nuit, les étoiles crépitent.
Le jeudi, je dors à l’abri sous la terrasse du bâtiment ESF de la station du Markstein, face aux pâturages et aux vaches, bercé par le son des cloches.
La fraternité
Aussi bien durant l’épreuve qu’après, quand de retour à Ensisheim, j’ai attendu Julien et Patrick avec lesquels j’étais monté dans les Vosges, j’ai discuté avec les autres bikepackers. Je pense notamment à Stéphanie, Enrike, Oskar, Lionnel, Pierre… et les autres dont j’ai oublié les prénoms. C’était cool de vous connaître. J’espère vous revoir sur les chemins, pourquoi pas dans l’Hérault sur un 727 VTT ou gravel.
Mon bilan
Voici mes stats Strava en mode corrigé (pour qu’elles soient comparables à d’autres). Sur le papier, j’avais le temps et les jambes pour boucler le TMV 1000, mais il m’a manqué l’envie. Pas grave, c’était génial comme ça. Une épreuve à cocher pour vos prochains mois de juillet.